Les évolutions de la société de
l’information depuis 15 ans ont placé la notion d’esprit critique au centre de
toutes les attentions, cela pour plusieurs raisons :
- - la surabondance informationnelle et le « libéralisme cognitif »
(Bronner) liés au développement du web. L’esprit critique permettrait de faire
le tri, le « filtrage » pour reprendre l’expression d’Umberto Eco. [1]
- - La résurgence du complotisme liée elle-aussi à
la facilité de publication et de diffusion du web, chaque événement marquant
entraînant par ailleurs la construction d’un récit alternatif. La
« mentalité X-files », selon l’expression de F.-B. Huyghe – mélange
de curiosités ésotériques et de délire paranoïaque – constitue aujourd’hui un « problème politique majeur »[2].
- - L’obsession du faux qui semble planer sur le
débat public depuis la popularisation récente, en 2016/2017, du terme
post-vérité ou de l’expression anglaise « fake news » (le Brexit et
l’élection de Trump ayant servi de double détonateur à cette obsession du faux).
L’accélération du fact-checking (création du Decodex et de Crosscheck, par
exemple) témoigne également du phénomène.
Face à tout cela, la notion
d’esprit critique est parfois invoquée
comme l’esprit saint, qui devrait illuminer et prémunir définitivement des
dangers du faux tel un vaccin. Mais la
notion d’esprit critique paraît parfois manquer de réelle substance et être
condamnée à demeurer diffuse, insaisissable. Peut-on définir l’esprit critique
précisément ? Est-ce un objectif atteignable, une compétence
mesurable ? Peut-elle-même être un objet d’enseignement ?
Célèbre paréidolie photographique avec visage christique. Domaine public. |
L’esprit critique est-il un objectif pédagogique ?
La notion d’esprit critique
(formulée parfois comme « distance
critique ») apparaît à cinq reprises dans le Socle commun. La
formation de l’esprit critique y apparaît comme essentielle. Pour autant, il
apparaît difficile de transmettre l’esprit critique comme on transmettrait un
savoir, un savoir-faire ou une compétence, sans doute parce qu’il s’agit un peu
de tout cela à la fois et d’autres choses encore. La notion paraît insaisissable[3].
Enseigner l’esprit critique
relève selon Alexandre Serres d’une « illusion
pédagogique » : il s’agirait plus selon lui d’une finalité, et
non d’un objectif pédagogique à proprement parler. L’esprit critique n’est pas
une baguette magique qui prémunirait définitivement des maléfices du faux,
c’est avant tout le fruit d’une culture générale et d’une culture médiatique
acquises sur le long terme (même si la question de son acquisition paraît aujourd’hui
urgente). Clairement, l’esprit critique ne se décrète pas. Tout au plus
pourrait-on parler d’une démarche intellectuelle qui ne s’arrêterait jamais –
c’est une formation infinie. Outils et méthodes peuvent être transmis mais ne remplaceront pas la culture générale
nécessaire à l’interprétation des données récoltées. Il n’existe pas de
boussole clé en main à transmettre aux élèves, la meilleure armure étant sans
doute cette solide culture
C’est ce que semble dire encore
une fois Umberto Eco ici :
« J’ai fait récemment
une recherche sur le Saint-Graal : j’ai trouvé trente sites. Comme je suis
assez informé sur le sujet, je n’ai pas eu de mal à voir qu’il y en avait un de
caractère philologiquement correct, deux correctement encyclopédiques et que tous
les autres étaient le fait de fous occultistes délirants. Je suis pour ainsi
dire un expert sur le sujet : mais le pauvre malheureux qui aborde pour la
première fois le thème du Graal, comment fait-il pour filtrer ? Il peut tomber
à la merci du premier charlatan venu qui a fait un site. »[4]
Une grille d’analyse de sites
web permettrait-elle à un internaute plus profane de parvenir au même tri et à
la même analyse ? Sans doute pas totalement.
La position délicate de l’enseignant : l’équilibre sur « la
ligne de crête »[5]
L’enseignant valorise l’art du doute, encourage donc
la distance critique mais prend du même coup le risque d’encourager le doute
perpétuel, la croyance en une réalité cachée, la crainte paranoïaque d’être
plongé dans un univers médiatique fait de faux-semblants et de pièges. Pour
prendre un exemple extrême, un élève m’a ainsi demandé si toutes les images
étaient fausses après un cours sur les différentes façons de faire mentir une
photographie. Mettre en garde contre le faux conduit paradoxalement à chasser
l’idée même du vrai.
La situation de l’enseignant et
notamment du professeur-documentaliste est inconfortable. D’autant qu’une autre
difficulté se cache aussi dans cette situation pédagogique
paradoxale : il y a en effet
presque une injonction contradictoire à vouloir former l’esprit critique des
élèves tout en les mettant en garde contre les discours du faux (complotisme,
pseudo-sciences) qui prétendent justement souvent s’appuyer sur la critique
d’un discours dominant, à l’instar du complotisme qui « se
présente à nous paré des atours prestigieux du scepticisme et de la pensée
critique. »[6]
Le risque est de laisser
entendre que l’esprit critique ne doit s’appliquer qu’à des sources cataloguées
comme douteuses par une instance supérieure (à l’image de la démarche du
Decodex créé par les décodeurs du Monde) et ne concerne pas les autres sources
dont la fiabilité a été définitivement décrétée, validée par cette même
instance. L’esprit critique semble ici s’arrêter aux portes de la bienséance.
Dans le même ordre d’idée, un
autre écueil serait de disqualifier d’emblée certaines questions considérées
comme loufoques (intelligence extraterrestre) ou certains discours critiques
considérés comme trop subversifs. On pense ici par exemple à la controverse
entre Frédéric Lordon et Rudy Reichstadt ou encore à un Jean-Claude Michéa qui
évoque dans L’Enseignement de l’ignorance
la Trilatérale créée entre autres par Zbigniew
Brzezinski – cette commission et ce personnage étant très présents sur nombre
de sites complotistes et farfelus. Pour autant, reprocher à Michéa d’en parler
relèverait du sophisme de la culpabilité par association : ce n’est pas
parce que le sujet est traité de façon grotesque dans le délire complotiste que
tout questionnement sur ce sujet se retrouve de facto invalidé. Cela vaut aussi
pour la question de l’intelligence extraterrestre : ce n’est pas parce que
la toile regorge de sites indigents et grotesques sur ce sujet qu’il ne
constitue pas une question scientifique légitime (d’ailleurs prise au sérieux
depuis longtemps – voir le programme Seti ou le rapport Cometa en France).
Finalement, quel angle pédagogique pour aborder cette
problématique ?
En dépit de toutes ces
difficultés, il est impossible d’écarter prudemment la question parce qu’elle
s’impose à nous pour toutes les raisons énoncées dans l’introduction. Comme le
dit Olivier Le Deuff, on ne peut laisser volontairement dans l’ombre une
thématique aussi omniprésente. Quels pourraient être les éléments d’une
approche peut-être susceptible de contourner les écueils évoqués plus
haut ?
- Une prudence dans l’approche de certaines thématiques. La
question n’est pas sans risques, on se heurte à « l’appareil de croyance des élèves » (Le Deuff) dans le
cas du complotisme. Travailler sur le « moon hoax » avec des élèves
n’implique pas les mêmes arrière-plans politiques et religieux que travailler
sur le 11 septembre, par exemple. L’approche frontale de certains sujets peut
être dangereuse.
- Pas de positionnement moraliste : le repli sur une
position de magistère moral risque de se heurter à l’effet boomerang. Comme
l’écrit Pierre-André Taguieff à propos du complotisme : « Pour celui qui croit à un complot, contester
l’existence du complot, c’est prouver qu’on fait partie du complot ».[7]
- Appui sur les compétences info-documentaires, sur un outillage et un protocole d’analyse : démarche d’analyse
de la source (date, autorité et motivation de l’auteur, etc.) et réflexe de
croisement des sources, étude des sophismes et des techniques de manipulation
(le site Cortecs propose une boîte à
outils intéressante en ce domaine[8]),
outils de vérification de l’origine des images comme Tin Eye... Les vidéos du
youtubeur Christophe Michel sont également très riches et proposent une
démarche d’analyse critique accessible et claire[9]
qui se situent souvent dans un cadre de réflexion proche de celui du professeur
documentaliste. Tout ce qui favorise une approche neutre, une démarche
rationnelle et dépassionnée paraît essentiel.
La position d’équilibriste sur
la ligne de crête n’est pas facile à tenir. L’enseignant doit instiller l’art
du doute tout en évitant que cet art du doute ne conduise à douter de tout,
forme d’esprit critique dévoyé qui mène tout droit au complotisme. L’esprit
critique n’est pas une invitation au relativisme total, ce n’est pas un simple
jeu de l’esprit. L’ère de la post-vérité ne signifie pas que la vérité s’est
évaporée. La démarche du fact-checking – critiquable sur bien des points,
notamment l’illusion d’une neutralité chimiquement pure – a le mérite
d’insister sur un point d’ancrage sûr, les faits. La position d’Eco sur le complot est ainsi
simple et factuelle : critiquer la théorie du complot ne signifie pas que
le complot n’existe pas. Mais de l’assassinat de César à celui de JFK en
passant par les opérations de la CIA en Iran ou au Nicaragua, il ne s’agit que
de ce que Eco appelle les « petits complots » en opposition au grand
complot mondial qui propose une lecture simpliste et rassurante plaquée sur la
complexité du monde. La vérité des petits faits face au faux grotesque et
monstrueux.
[1] « A l'avenir, l'éducation aura pour but
d'apprendre l'art du filtrage. »
Eco, Umberto (Propos recueillis par Eric Fottorino) –
« Je suis un philosophe qui écrit des romans » - Le Figaro [En ligne]
– 11/10/2010 – Disponible sur http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/10/11/umberto-eco-je-suis-un-philosophe-qui-ecrit-des-romans_1423637_3260.html
[2] Huyghe,
F.-B. – Rumeurs, complots & co – Huyghe.fr [En ligne] – 01/02/2016 –
Disponible sur http://www.huyghe.fr/actu_1359.htm
[3] « La formation de l'esprit critique
n'est pas aisée car il ne s'agit pas d'un fait positif, mais d'un concept qui
recoupe des réalités qui ne sont peut-être pas homogènes. »
Pereira, Irène – Comment former à l’esprit
critique ? – Slate [En ligne] – 17/08/2016 – Disponible sur http://www.slate.fr/story/121625/comment-forme-t-lesprit-critique
[4] Cité par
Zakhartchouk, Michel – Lire Umberto Eco fait toujours du bien ! –
Enseigner au XXIe siècle [En ligne] – 20/02/2016 – Disponible sur http://blog.educpros.fr/Jean-Michel-Zakhartchouk/2016/02/20/lire-umberto-eco-fait-toujours-du-bien/
[5] Selon
l’heureuse expression de Servane Marzin : « D’aucuns parleraient de « ligne de crête » tant le cheminement
de l’enseignant est ici difficile. Comment cultiver le doute sans tout remettre
en question ? »
Marzin, Servane – Propositions pour une pédagogie
anticonspirationniste – Aggiornamento hist-géo [En ligne] – 15/02/2016 –
Disponible sur https://aggiornamento.hypotheses.org/3182
[6]
Reichstadt, Rudy – Conspirationnisme : un état des lieux – Note n°11.
Fondation Jean Jaurès [En ligne] – Disponible sur https://jean-jaures.org/sites/default/files/note-radic-pop-ndeg11.pdf
[7]
Taguieff, Pierre-André – L’Imaginaire du complot mondial – Mille et une nuits –
2006 – p. 45.
[8]
Monvoisin, Richard – Sophismes : une petite collection – Cortecs [En
ligne] – 20/04/2013 – Disponible sur https://cortecs.org/materiel/sophismes-une-petite-collection/
[9] Michel,
Christophe – Chaîne Hygiène mentale – Disponible sur https://www.youtube.com/user/fauxsceptique
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