« Je m’apprête à publier du vécu (Le Voyage du canapé-lit, en janvier)
mais je suis travaillé par l’envie de revenir à la veine du roman légèrement
bizarre que j’ai longtemps creusée : Festins secrets, Paradis noirs, Le
Maréchal absolu ou L’Heure et l’ombre. »
Trois des quatre romans évoqués
par Pierre Jourde dans cette citation m’ont toujours fait l’effet d’appartenir
à une même famille très particulière de l’étrange. Ce sont trois livres où les
frontières entre réel et rêve, souvenir et réalité, réalisme et fantastique se
brouillent, trois romans qui cultivent une impression d’irréalité et une
atmosphère d’ombre et d’illusion qui les rapproche à mes yeux d’un certain
symbolisme belge. Comme les tableaux de Spilliaert ou Degouve de Nuncques, Paradis noirs,
Festins secrets et L’Heure et l’ombre plongent le lecteur
dans une torpeur cotonneuse où les ombres et la brume semblent cacher des
arrière-mondes. Ces ouvrages composent à mes yeux une fratrie spectrale, unie
par des ressemblances et des obsessions communes, liée par des jeux de miroirs
et un entrelacs de mots et d’images.
Si l’atmosphère de ces romans peut
rappeler le gothique voire, pourquoi pas par instants, les « mondes intercalaires » de Jean Ray, enfin tout un
attirail de fantastiqueur,
jamais le surnaturel n’est cependant réellement convié, les romans restant en
cela fidèles à la définition classique d’un fantastique fondé sur l’hésitation.
Le folklore fantastique est surtout présent dans ces livres par de brèves
allusions d’ailleurs parfois ironiques ,
et pourtant une véritable hantise les traverse : la quête d’un passé
incertain, brumeux, labyrinthique, où le risque de se perdre est grand concernant
L’Heure et l’ombre et Paradis noirs, la dislocation de la
réalité et l’invasion du simulacre dans Festins
secrets. Toujours se pose la question du réel et de ses doubles
concurrentiels, souvenir, rêve, illusion – rien n’est certain, le doute menace
la perception des choses ou la vérité du souvenir. Sans qu’il soit donc questions
de véritables fantômes ou de maisons hantées, les trois romans paraissent
imprégnés d’une matière fantastique, profondément étrange et inquiétante (unheimlich, comme on dit dans la langue d’Hoffmann)
– matière fantastique au service d’un questionnement sur le temps et sur le
réel, principalement.
|
La Nuit (1908) - Léon Spilliaert |
Car si de faux fantômes ou des maisons pleines d’ombre peuplent ces
récits
Les oripeaux du fantastique
Pierre Jourde a beaucoup
fréquenté le genre et joue fréquemment avec ses codes dans les trois romans,
employant notamment avec insistance le vocabulaire propre aux très classiques histoires de fantômes, sans fausse pudeur.
François est décrit comme « enfant spectral » ou
« fantôme » dans Paradis noirs ;
la petite fille est une « enfant
fantôme », le garage est « spectral »
dans L’Heure et l’ombre ; dès le
début de Festins secrets, Gilles
Saurat en route vers Logres a pris place dans un « train fantôme » et il est question de « porc spectral »… Si Pierre Jourde
use sans fin de ces mots, c’est toujours néanmoins aux frontières de l’ironie,
semblant glisser à l’oreille du lecteur que plus personne ne saurait être
aujourd’hui tout à fait dupe de ces artifices gothiques un peu trop insistants.
Denise dans L’Heure et l’ombre
ridiculise sa propre histoire de « maison
hantée du pauvre », habitée par un enfant mort à l’écoute de « charentaises ectoplasmiques »,
soignant les « plaies de
nounours-garous ».
Après la première rencontre de Saurat avec la mystérieuse femme du Val Gérion
(la Mélusine invisible qui se love contre lui dans la grotte),
la voix grinçante qui s’adresse à lui traduit avec moquerie ce moment comme « une aventure, une vraie, dans les
forêts, genre Perceval ou Galaad avec la fée. » et souille même la
rencontre en la rapprochant d’un « backroom
agricole »… La possibilité du surnaturel est raillée, la fée avilie,
le fantastique et ses émerveillements désacralisés. Néanmoins, en dépit de ces
mises à distance ironiques, il est pour ainsi dire trop tard : le mal est
fait, les oripeaux du fantastique, même moqués ou outragés, ont produit leur
effet.
L'auteur avoue donc toujours
l’artifice fantastique et n’avance jamais masqué, multipliant les signes
d’appartenance au genre, s’excusant presque d’y recourir. La désacralisation du
mystère en renforce paradoxalement les effets : le fantastique est comme
désamorcé mais son ombre, même grimaçante et ironique, pèsera sur le récit.
Ainsi dès le début de L’heure et l’ombre,
où le narrateur évoque « la gare où personne ne descend jamais », cet
arrêt et ces panneaux qui « glissent
dans les interstices du temps et de l’espace, comme dans les récits
fantastiques.» Le lecteur
est prévenu d’emblée. Jamais le surnaturel ne sera vraiment présent mais ses
signaux seront nombreux, les « accessoires
démodés de romans gothiques » seront bien là, au premier rang desquels
la bâtisse inquiétante : l’institution de Paradis noirs, la maison bretonne de Martin / Gilles dans L’Heure et l’ombre, la maison de la
veuve froide dans Festins secrets.
Toutes grincent, gouttent, chuintent, les tuyauteries et les parquets parlent
et racontent d’étranges histoires, les couloirs s’imbriquent étrangement –
jamais maisons n’auront autant ressemblé aux classiques demeures hantées,
jamais décor n’aura été aussi gothique en apparence. Le sous-sol de la maison
de Logres illustre parfaitement le rapport au genre : Saurat et la blonde
des dîners de la Veuve froide s’y aventurent et sont confrontés à un espace
saturé de références (la crypte, la grotte antédiluvienne, les souterrains de L’Affaire Charles Dexter Ward, pourquoi
pas la cave d’Evil Dead) ;
Pierre Jourde revendique ouvertement le recours aux clichés du genre (« atmosphère de film d’angoisse ») ; Saurat ne
parvenant pas à se souvenir du prénom de la blonde des dîners, le passage est
rythmé par l’attribution successive de prénoms à consonance américaine tout
droit sortis d’une mauvaise série télévisée (Samantha ? Patsy ? Jennifer ? Allison ? Joy ?...),
le soap opera venant parasiter ici l’atmosphère gothique et en atténuer la
portée comme une note dissonante et encore une fois ironique. L’atmosphère fantastique
sature le texte tout en étant moquée avec révérence – il ne s’agit pas de
parodie, les codes du genre sont respectés et conservent leur efficacité. Néanmoins
le fantastique ne sera ici qu’une ombre, une illusion somme toute assez
rapidement dissipée. Les fantômes n’existent pas – ils n’ont pas besoin
d’exister tant les hommes font tout pour rameuter leurs spectres intimes autour
d’eux, nous le verrons.
L’ombre distante des maîtres du genre et des vieux mythes
Certains passages témoignent peut-être
de la réminiscence d’anciennes lectures de maîtres du fantastique, sans que
cette filiation soit affichée en pleine lumière. Ainsi de la figure d’ailleurs
réellement inquiétante du Très Cher Frère Augustin, surnommé Napoléon,
directeur du collège de Paradis noirs,
qui interroge François dans son bureau mystérieux, objet de tous les fantasmes
des collégiens et cœur noir de la labyrinthique institution de Paradis noirs :
« On n’y voyait presque plus clair, dit François, mais Napoléon
parlait toujours. L’obscurité venait d’en haut. La tête du directeur s’était
effacée la première. Il ne restait que le bas de la soutane, et sa main droite,
posée à plat sur le sous-main du bureau. Sa voix, sa belle voix douce, posée,
insinuante, avait changé. Elle s’était bizarrement altérée. On eût dit un
chevrotement. »
Cette étrange rencontre avec un « corps sans tête » qui
soliloque et finit par chevroter dans la nuit fait naître le souvenir d’un
célèbre récit lovecraftien où le narrateur s’entretient avec une silhouette
plongée dans la pénombre dont la voix tient du chuchotement.
Quelques lignes plus loin, le directeur est imaginé par Boris comme un « extraterrestre putride qui se servait
du déguisement de la soutane pour dissimuler ses tentacules » - le
fantastique lovecraftien n’est ici présent que sous les habits légèrement
grotesques de la parodie, de l’histoire « abracadabrante »
propre aux imaginations enfantines. Un simple folklore de fantastiqueur qui masque aussi la nature plus terre à terre des
turpitudes du Très Cher Frère, suggérées par l’auteur : sous les
faux-semblants surnaturels gisent des violences bien réelles quoique toujours à
demi cachées dans l’ombre.
Festins secrets multiplie quant à lui les allusions au vieux mythe
médiéval de la chasse sauvage, connu sous de multiples formes. Le canevas de
ces histoires issues du vieux folklore européen est identique : un cortège
nocturne de chasseurs fantomatiques traverse les forêts, parfois le ciel,
semant la terreur. Le « Grand
Veneur » est ainsi évoqué dès le début du livre (p. 14 et p. 46) et la
famille inquiétante qui paraît au cœur de tous les récits apeurés qui circulent
à Logres s’appelle Hellequin, souvenir transparent de la Mesnie Hellequin, un
des avatars les plus connus de la chasse sauvage. Au cours du premier repas
pris avec l’inquiétante et grotesque coterie des notables de la ville –
quelques pages qui paraissent issues de l’hybridation des cauchemars de Chabrol
et de Cronenberg -, la conversation dérive fatalement vers cette famille
obsédante, ces Hellequin qui « hantent
les bois de Cherves et d’autres avec leurs bêtes de cauchemar » (p.
131). A Logres se mêlent ainsi la survivance de peurs ancestrales venues des
forêts noires et des hantises plus modernes – violence des cités, dépravation
et corruption des notables locaux. Le fantastique prête ses atours à des peurs
et à des maux ancrés dans le réalisme. Les Hellequin sont des cas sociaux vêtus
des habits terrifiants du mythe, et même un personnage un peu falot comme le
vieux rocker de père Hellequin s’en retrouve grandi aux dimensions d’un croquemitaine
imprévisible et brutal.
La Veuve froide du même roman
réunit plusieurs influences, au premier rang desquels celle du symbolisme
belge. Mme Van Reeth paraît directement échappée d’une gravure érotique et
sadomasochiste de Félicien Rops, dont un tableau orne la chambre à coucher où
Saurat se glisse près du corps de son hôtesse. Fardée, nue et entravée de liens
complexes, la Veuve est un pantin glacé et mutique qui se soumet au fouet
maladroit de Saurat comme dans les images de Rops. Toute la maison de Logres
est par ailleurs baignée d’une lumière verte et paraît comme peu à peu gagnée
par la moisissure comme si la luminosité maladive de certains tableaux de
Spilliaert, encore, avait contaminé le texte : « La maison ? Lumière avare, vacillante. Couleurs mortes.
Ombres vertes. ». Cette fragrance symboliste et décadente se mêle
également à un vieux fonds mythologique et folklorique. Des traînées vertes
dans le fond de la baignoire à la « cuisine
verte » (p.463), toute la maison suinte la décomposition et l’eau
morte : la Veuve froide en est la reine glauque, à mi-chemin entre la « gorgone » (p.247) et la
mauvaise fée verte des marécages, reflet sombre et glacial de la Mélusine du
Val Gérion. Lorsqu’elle offre un verre à Saurat, c’est « un étrange muscat, presque noir, qui fleure la vase et le
silure. » (p.82).La Veuve van Reeth est une fée déchue, entre la
sirène et la murène, en tous cas liée à l’eau à l’instar de Mélusine, mais à
l’eau morte et à ses moisissures.
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Zelfportret mit spiegel (1908) Léon Spilliaert. Toute la maison van Reeth dans Festins secrets paraît issue d'une toile du symboliste belge. |
Le récit comme palais des glaces
L’entrelacs des récits et
l’enchâssement des mémoires produisent l’impression d’irréalité. Il n’y a pas
chez Jourde de train fantôme mais plutôt un palais des glaces dans lequel
errent les personnages, se heurtant à leurs souvenirs, pourchassant les reflets
de reflets. Les récits s’imbriquent comme les pièces et les couloirs étranges
de l’institution de Paradis noirs ou
de l’ISFP labyrinthique de Festins
secrets : souvenir dans le souvenir, récit dans le récit, le jeu des
mémoires-gigogne crée un dédale littéraire. La quête du passé mène dans des
réalités truquées, des escaliers issus d’un dessin d’Escher. Le narrateur se
souvient qu’il se souvint un jour de quelque chose,
raconte une histoire qu’on lui a un jour racontée : mémoires et récits au
carré. Les temps se confondent, les voix se mêlent aussi dans la narration de Paradis noirs : « Tel est mon univers, me dit Chloé que
François lui a dit » (p.68). Cette courte phrase est un concentré
labyrinthique, une poupée russe dont le cœur ultime serait un fragment de réel,
ce souvenir précieux qui passe de main en main, dont l’origine et la véracité
se sont peut-être perdues au gré de la flottaison hasardeuse des mémoires. Gilles
Sauratest également soumis au tutoiement mystérieux et railleur d’une voix
inconnue, double cynique et lucide dont l’identité reste longtemps mystérieuse.
Le même personnage trouve dans l’arborescence de l’ordinateur de feu Georges van
Reeth un texte écrit trois ans avant son arrivée à Logres, le mettant en scène
avec le même procédé de tutoiement : le passage, qui ouvre un chapitre et
dont seul l’italique indique la nature particulière, constitue une espèce de
cauchemar de narratologie, un paradoxe métadiégétique qui ouvre la boîte de
Pandore d’interprétations impossibles (la suite du roman éclaircira en partie
l’origine des textes de l’ordinateur). Le récit, tortueux ou hésitant, épouse
la mémoire labyrinthique des personnages : le lecteur est invité dans les
limbes.
L’écheveau des simulacres
Si les références au fantastique
sont placées sur le devant de la scène et nimbent les trois livres d’un halo
brumeux, sans doute s’agit-il partiellement d’une fausse piste et c’est peut-être
sous le patronage d’un autre écrivain des littératures dites de l’imaginaire-
Philip K. Dick, surtout via La Trilogie divine - qu’il conviendrait de placer
ces textes tant il est moins question chez Pierre Jourde de l’irruption du
surnaturel que du délitement du réel et de la prolifération des simulacres. Festins secrets n’est en quelque sorte
qu’un grand simulacre, un roman chausse-trappes où toute certitude est
défaussée : faux roman réaliste et faux roman fantastique au narrateur longtemps
masqué, les incertitudes du genre font écho au monde d’illusion dans lequel se
noie lentement Gilles Saurat, condamné à l’errance infinie dans les « limbes de l’irréel » (p. 78),
personnage par ailleurs confronté dès l’entame du livre à ce qui semble un
double vieilli, indice de cette fragmentation du réel et de la confusion des
temps. Saurat chemine sur un ruban de Möbius, le point de renversement étant
peut-être le moment où il accède à la partie interdite de la maison par « l’escalier en hélice » :
« Dans la boule de verre qui orne la
rampe s’abîme un univers composé d’un escalier infini, à la torsion
nauséeuse ». (p.201). Les personnages de L’Heure et l’ombre et de Paradis
noirs ne traversent pas d’autres miroirs que ceux de leur mémoire, qui
recèle néanmoins les mêmes univers incertains et piégés qu’il leur faut
néanmoins explorer pour élucider ce qui les hante et les mine. Ces passés
obsédants nourrissent leur part de doutes et de simulacres – en premier lieu
les fausses morts de François (Paradis
noirs) et Sylvie (L’Heure et l’ombre),
revenants au sens propre. Incertitude temporelle, réalité tordue, perception piégée, les romans de Jourde puisent dans un imaginaire qui mène des symbolistes à K. Dick ou David Lynch.
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Relativité (1953) - M. C. Escher © The M. C. Escher company. Une autre lithographie de M.C. Escher fait écho au passage où Saurat monte l'escalier en hélice dont la rampe est surmontée d'une boule de verre : Autoportrait au miroir sphérique. |
Les frontières entre songe,
souvenirs et réalité sont donc poreuses dans les trois romans : le réel
est toujours sous la menace d’être envahi, submergé par d’envahissantes illusions
qui lui font concurrence, auxquelles il faut ajouter également une autre forme
de simulacre, concept qui sous-tend la critique de certains aspects de la
modernité chez Jourde. La question cruciale à laquelle tout semble éternellement revenir est celle du temps : monde d'avant et monde d'après, souvenirs et fragile présent.
…il n’est question que du temps, des « aïeules des contes »
et des mondes qui s’en vont
La seule hantise est le passé
Les lieux ne sont donc jamais
réellement hantés chez Pierre Jourde. Les êtres, eux, le sont quasiment tous.
Hanté, François, hantés, les narrateurs de L’Heure
et l’ombre et de Paradis noirs,
hantée, Denise, tous possédés par leur passé, tous en gésine d’une masse
fluctuante de souvenirs trop longtemps en gestation, qui prennent peu à peu
forme :
« Le passé revient, se reconstitue, membre par membre, sa masse en
expansion occupe tout l’espace de ma pensée, je ne peux pas l’en
empêcher. »
Le passé est la créature intime et en rien surnaturelle qui tourmente et
refuse de mourir – c’est le seul mort-vivant crédible en ce bas-monde et les
personnages de Jourde, au moins dans L’Heure
et l’ombre et Paradis noirs, sont
aux prises avec lui. C’est Martin, qui dans ses crises voit le passé envahir le
présent, le plongeant dans un « palimpseste »
où remonte à la surface le texte oublié, dans une réalité double. C’est le
narrateur de L’Heure et l’ombre qui
lors d’un retour nocturne à Saint-Savin sent le « ressac des temps luttant les uns contre les autres ».
C’est François, surtout, Prométhée du souvenir, hanté par l’enfance, qui croit
trouver dans une brocante la voiture miniature avec laquelle il jouait jadis.
Aussi ses mots pourraient être prononcés par d’autres personnages :« Tout le passé m’est présent […] Je
suis resté familier des morts, des souvenirs, des vieux livres. ». Le
passé contamine, s’infiltre par les interstices d’un réel fissuré. Il s’agit
bien d’une lutte où les personnages de Jourde partent perdants : la
contagion du passé ne se refuse pas quand il reste des ombres à dissiper, des
dettes à payer ou quand simplement le présent ne fait pas le poids face aux
séductions du souvenir.
La compagnie des morts
Ce sont aussi les morts qui
s’invitent, bien sûr, lestés de la culpabilité des vivants. La vieille servante
de Paradis noirs est envahie par le
passé dans ses derniers jours (« La
compagnie des morts entrait dans la maison désertée.») et elle-même viendra
troubler de son souvenir non seulement la mémoire de François mais aussi par un
étrange ricochet celle du narrateur, qui effectuera un pèlerinage peut-être
expiatoire afin de laver la honte de l’abandon du passé, élément-clé du roman,
illustré par le leitmotiv lancinant des vers de Baudelaire :
« La servante au grand cœur dont
vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. »
L’éternel retour des morts trouve sa représentation la plus forte avec la
figure récurrente du noyé, qu’on retrouve dans les trois romans, où les Ophélie
de Pierre Jourde sortent métaphoriquement des eaux, remontent à la surface du
réel des profondeurs d’un oubli toujours à expier. Si l’image du François « alourdi d’eau » vu sur le
quai de la gare qui « fait émerger
avec lui du passé le collège… » (p.23) n’évoque qu’en creux la figure
du noyé, celle-ci est directement présente en de nombreuses pages. Georges van
Reeth, disparu en mer, est imaginé de retour par Saurat« entravé de fucus et de laminaires, enseveli dans la chair des
méduses et des poulpes »,
toujours alourdi par « le poids
énorme de l’eau » (p.248). Denise imagine dans L’Heure et l’ombre des reines noyées de retour dans la maison
bretonne (« […] chuintements de
robes traînées par des reines noyées, sorties à grand-peine de leur marécage […] »
(p.50). Bien sûr, le narrateur
de Paradis noirs est obsédé par le
souvenir de Laure, la petite fille noyée sur une plage d’enfance et qui
s’invite fugitivement dans le réel, des années après, derrière la vitre d’un
métro bondé, au tout début du livre. Laure sera toujours aux côtés du
narrateur, jusque dans le grand âge, jusque dans l’ultime page du roman :
la noyée le visite notamment dans un rêve étrange, où, éternellement
ruisselante, elle se presse contre lui dans une maison inondée et c’est la
seule et très simple « tristesse
d’être mort » (p.223) qui se lit sur son visage trempé. Sans doute
est-il alors temps d’aller visiter les « pauvres
morts », de porter quelques fleurs à la vieille servante.
Le voyage dans le temps
Si le passé s’immisce par les
interstices du réel, comme l’humidité suinte des fissures, le mouvement peut
être inverse et l’accès aux contrées perdues paraît également donné par le
voyage, souvent nocturne, qui prend presque la forme d’une remontée concrète du
temps, bien plus même qu’un simple retour sur les lieux du souvenir. Ces voyages,
en train ou en voiture, effectués le temps d’une nuit, évoquent le fiacre de Sylvie qui mène le narrateur vers son
Valois natal. Le narrateur de Paradis
noirs prend nuitamment le train du rêve qui le mène aux « habitants du passé »
(p.114) : le passé est un pays accessible par des lignes secrètes de
chemin de fer. On retrouve la même comparaison dans le voyage initial vers
Logres au début de Festins secrets :
« S’agit-il d’une illusion ou leurs
vêtements sont-ils à chaque fois plus pauvres, plus démodés, comme si, en
s’avançant vers Logres, le convoi remontait le temps ? » (p.15).Si
le voyage onirique vers le passé ne s’avère pas décevant, le retour sur les
lieux du souvenir ne recèle que la désillusion, conformément aux espoirs déçus
du narrateur de Sylvie. Saurat, après
la mort de sa mère, marche dans les rues de sa ville d’enfance comme « dans un rêve oublié », où « Les façades sont vides, l’espace est
creux, plus d’épaisseur et plus de mystère » (p.289). Pire encore que
la vacuité, le narrateur de L’Heure et
l’ombre découvre en retrouvant la maison obsédante de Saint-Savin une forme
de profanation : l’ancienne demeure de Sylvie est dorénavant habitée par
d’épouvantables représentants du monde moderne, hostiles et effroyablement
stupides. Les tentatives pour rallier les terres sacrées du souvenir semblent
sans espoir. Le passé, comme l’écrit en effet Proust à propos du narrateur de
Sylvie, « existe au moins autant
dans son cœur que sur la carte » :
le monde d’avant est un monde disparu.
Le monde disparu
On l’a vu, les personnages de
Pierre Jourde, surtout dans L’Heure et
l’ombre et Paradis noirs, semblent
prisonniers de leur passé et explorent sans fin leur mémoire. Cette obsession
individuelle paraît s’accompagner de manière plus générale d’un attachement
pour le monde défunt des anciens, un monde où les choses sentaient, pesaient
encore, où le simulacre n’avait pas encore commencé sa conquête. Dans un
extrait de Pays perdu, Pierre Jourde
exprime en partie ce lien ou plutôt cette appartenance irrécusable à un passé révolu.
Le vieux monde est ici celui de la paysannerie d’Auvergne propre aux souvenirs
de l’auteur mais les fictions de Jourde sont également pénétrées par les images
d’un temps dont les racines étaient quasi-immémoriales : le temps des
mains abîmées par les travaux, des lapins écorchés, des cuisines noires, des
odeurs et des saveurs fortes, le temps où l’ombre avait encore sa place – ombre
dense et palpable, ombre de conte. Ce sont les maisons des grand-tantes et de
l’arrière-grand-mère de François qui traduisent le mieux cette survivance du
passé et ces demeures obscures constituent d’ailleurs les « paradis noirs » où ce personnage passa une enfance
anachronique, hors du temps, hors du monde, et dont il ne sortira jamais
réellement. Pierre Jourde décrit la rue des grands-tantes, la rue Duprat, comme
un morceau de passé qui se meurt lentement, îlot d’habitat populaire qui
existait encore dans les centres-villes, peuplé de vieux qui avaient « exercé des métiers qui n’existent
plus. » (p.287). L’envers négatif des maisons d’ombres des anciens est
l’institution et « ses pierres
humides et noires qui secrétaient toujours de l’eau, de l’ombre, et on ne
savait quoi d’autre qui tourmentait. » (p.33) Le passé est loin d’être
une simple terre d’utopie et le tableau des mœurs adolescentes au collège de Paradis noirs, le très grand poids de
culpabilité charrié par certains souvenirs interdisent de n’y voir que le cocon
nocturne d’un monde rassurant – tel François qui devra éternellement affronter « le regard du crapaud »(p.173)
massacré un jour d’enfance avec un bâton. On peut se blottir dans l’ombre du
passé, mais on peut aussi y découvrir des gueules de monstres.
Figures mythologiques de l’aïeule
Sur les décombres du monde
révolu règne une figure située aux confluents du conte et de la mythologie – un
peu Lare, un peu fée, gardienne du culte des morts, protectrice du feu et
pourvoyeuse de viandes mystérieuses – la figure des aïeux, et plus
particulièrement de l’aïeule, qu’on retrouve sous les traits des grands-tantes
de François, de la vieille servante dans Paradis
noirs, de la grand-mère de Sylvie ou des arrière-grands-parents du
narrateur dans L’Heure et l’ombre. Ces
derniers paraissent ainsi posséder un rapport aux choses plus fort, rien de ce
qui touche au bois, au métal ou à la viande ne leur est étranger : « Ils calmaient la vieille douleur de
la pierre, le chagrin des entrecôtes comme s’ils étaient les aïeux du monde. »
(p.88). Les très vieilles femmes chez Jourde, « vieilles comme le temps » (Paradis noirs, p.68) accèdent au statut de divinités étranges,
telle la grand-mère de Sylvie dans L’Heure
et l’ombre, « bonne fée des
contes d’autrefois, sous l’apparence d’une minuscule vieille femme
recroquevillée, vêtue d’une robe-tablier noire à fleurs violettes […] » (p.233),
dont la maison biscornue, obscure, contient une quasi-impossible « intrication d’espaces »et
sent « l’ail, la sauvagine, la suie,
le feu ». Décor de conte, en effet, dans lequel la vieille femme
accueille le narrateur comme s’il lui était connu de toute éternité, éternité
dont elle semble familière, tant ses paroles confuses évoquant un roi et des
Anglais chassés de France suggèrent vie éternelle (ou folie). Les très vieilles
femmes qui entouraient François dans son enfance – les deux grand-tantes et
l’arrière-grand-mère – semblent pareillement appartenir à un autre monde, dont
elles seraient les gardiennes féériques. François accède auprès d’elles à un « temps stationnaire et vide »
(p.72) et les portes même de la mort paraissent s’ouvrir devant lui au contact
de ses Parques aimantes : les défunts du cimetière ne sont à ses yeux
qu’une autre catégorie de vivants à qui l’on rend visite le dimanche et même
les nounours à la guimauve de la boulangère « ressemblent
à des gisants, à des statuettes primitives destinées au culte des morts »
(p. 66).
Loin d’être des figures
inquiétantes liées uniquement à la mort,
les très vieilles femmes incarnent plutôt une force vitale et simple, une adhésion
à ce qui est, et paraissent appartenir à un monde plus païen que chrétien. Ces
divinités en blouse et charentaises habitent une maison d’ombres en
communication avec l’au-delà, où le trou des toilettes s’ouvre « comme une déchirure à la surface du
monde » (Paradis noirs,
p.190) et plonge vers des profondeurs inconnues. Leurs recettes possèdent un
pouvoir de métamorphose mystique et font d’un coq glissé dans le vin et les
aromates « un dieu mort, comme un
pharaon préparé pour un séjour dans l’éternité de leurs entrailles. »
(p.189) ou d’un lièvre « confit dans
le vin et les épices la momie embaumée d’un pharaon enfant. » (L’Heure et
l’ombre, p. 235). S’il s’agit de plats à connotation mortuaire, ils sont
l’occasion dans les deux cas d’une fête mémorable, pour le petit François et
l’aïeule comme pour le narrateur de L’Heure
et l’ombre et la grand-mère de Sylvie : ces vieilles hors d’âge, à la
fois avatars d’Isis ou déesses de la nature et de la vie comme Nantosuelte,
jouent le rôle d’intercesseur entre les mondes. La dimension mythologique de
ces personnages n’exclut par ailleurs aucunement leur ancrage dans une ancienne
réalité populaire que Jourde évoque avec tendresse : ce sont les témoins
en sursis d’une époque disparue, de métiers oubliés et de coutumes étranges,
dont la fragilité d’ombre renforce le pouvoir nostalgique.
Le monde moderne : désenchantement, simulacres et nouveaux fantômes
L’évocation d’un passé obsédant
s’accompagne dans chaque roman d’une satire de certains aspects du monde
moderne, que synthétise cette citation à nouveau liée aux figures des très
vieilles femmes : « Quant aux
aïeules des contes, qui accommodaient des substances étranges dans des cuisines
noires, elles font du stretching et portent des caleçons moulants. Nous sommes exilés
des mythes. » (L’Heure et
l’ombre, p.22). L’aspect de la modernité que cible ici Jourde est une forme
de désenchantement : les ombres et le silence ont disparu, ne reste que le
vacarme et la lumière des néons qui illuminent de leur brutalité électrique les
moindres recoins du monde. Bien sûr, il en résulte un aveuglement et un
assourdissement – on ne voit et on n’entend littéralement plus rien, car tout
brille et tout crie. La profondeur et le mystère ont été chassés, comme la
maison de Saint-Savin, lieu de tous les fantasmes et de toutes les rêveries, a
été envahie par une matrone hystérique et ses deux jumeaux vicieux et abrutis
par un rap indigent. Le désenchantement a pour corollaire le simulacre :
si tout part à vau l’eau, il faut fabriquer les conditions nécessaires à
l’illusion afin de masquer la dégradation du monde moderne. Le simulacre
constitue une énième catégorie de l’irréel qui s’ajoute aux déjà nombreux
masques du faux que le lecteur rencontre dans les trois romans.
Le simulacre de l’éducation est
analysé dans quelques pages au vitriol de Festins
secrets par Zablanski, collègue cynique et atrabilaire de Saurat, qui met à
nu les rouages de la catastrophe et les trucages mis en place par le Système
afin de masquer la débâcle générale. Les pages sont satiriques, donc
caricaturales, mais les saillies de Zablanski s’appuient également sur de très
réalistes critiques de l’Education nationale. Décrit comme une machine à
produire des chiffres de réussite en hausse exponentielle à la manière des glorieux
plans de l’ex-URSS, le Système éducatif français est ici un monstre
administratif dont les rapports infinis, produits par une caste de prélats tatillons
et diligents, ont pour fonction de recouvrir le réel. La culture est morte, les
diplômes ne valent rien, mais le mort-vivant marche toujours, bavant toujours
plus de décrets et de notes chantant ses louanges : « En produisant toujours plus d’ombres et de fantômes, [le
Système] s’approche de l’Illusion finale : la substitution intégrale des
moyens aux fins, des rapports aux actions, des réunions aux choses. La
transformation du réel en simulacre. » (p.275).Principaux responsables
de l’Illusion, les zélotes de l’ISFP (avatar de l’IUFM-ESPE), sont moqués dans
le discours de Zablanski et encore une fois comparés à des cadres du Parti
chargés de la rééducation et de l’autocritique, chantres d’un jargon
impeccablement obscur aux non-initiés. Le gigantesque bâtiment administratif de
l’ISFP, dans lequel Saurat s’égare, est l’image même de l’illusion :
intrication de couloirs vides, pièces encombrées de strates de rapports
incongrus… Coulisses de théâtre
abandonné, dédale administratif kafkaïen, temple d’une divinité disparue, ce
bloc de béton hanté est le chaînon manquant entre l’imaginaire fantastique et
le simulacre du monde moderne.
Le simulacre est un stigmate de
la modernité qui s’applique chez Jourde à de nombreux domaines. L’art, qu’une
rencontre à la bibliothèque dans Paradis
noirs lui permet d’évoquer avec des accents proches de Philippe Muray,
n’est pas épargné. L’auteur y moque un jargon automatique et creux, ainsi « une manière de faire voler en éclats
les limites pour investir les marges » (p.156) - comme tout exemple
jargonnant, les termes pourraient très bien s’inverser ici. La référence
obligatoire aux marges, à laquelle tous les artistes s’enorgueillissent
évidemment d’appartenir, finit de mettre à jour la mascarade de « mutins de Panurge » (Muray) entonnant
« le grand air de l’artiste
inclassable, rôdant à perpétuité dans ces limites à quoi se résume désormais le
territoire de la création. » (p.159). La survie du simulacre demande
le consentement de tous les participants, qui feront semblant comme dans un jeu enfantin, plus ou moins
consciemment. Le narrateur de Paradis
noirs, le professeur d’arts plastiques, les artistes contemporains ou la
bibliothécaire décident de ne pas voir, pour reprendre l’expression de Clément
Rosset dans l’avant-propos du Réel et son
double, condition sine qua non du pacte tacite signé entre les tenants du
simulacre.
Jourde consacre quelques pages à
la télévision, autre contributrice du simulacre général, dans un passage de Festins secrets où est décrit un jeu des
années 90 à l’aide d’un imaginaire infernal sorti d’enluminures de manuscrits
médiévaux tel les Très riches heures du
Duc de Berry. Spectacle grotesque et coloré, illustration de la misère
humaine, répertoire de tares morales en nombre suffisant pour emplir plusieurs
bolges de l’enfer de Dante, le jeu met en scène « un homme en rouge » au mufle de « Bête » flanqué d’un « monstre
bleuâtre »au milieu « des
couleurs violentes, des feux et des lueurs. » (p.174). Une description
qui se révèle à la fois très fidèle à son modèle et à une scène infernale. Le
Spectacle télévisuel consacre l’adoration du vide et de la bêtise et ses
flammes assurent « la consomption du
réel ». Encore une fois, le téléspectateur est transformé en « douloureux fantôme »
condamné à errer dans des limbes et c’est par le biais de l’ancienne thématique
fantastique que le discours critique porte. Une nouvelle catégorie
d’ectoplasmes correspond au monde du simulacre, celle des fantômes avilis et
vidés de toute substance par la télévision. C’est peut-être une des raisons de
la désacralisation des figures du fantastique et de l’imaginaire chez
Jourde : les vieux fantômes ont été surclassés par les zombies déversés en
quantité industrielle par la grande usine du simulacre.
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L'enfer (1416) - Enluminure des Très riches heures du Duc de Berry. |
Plus anecdotique mais relevant
tout autant de la verve satirique, le thème de l’enfant-roi apparaît au cours des
retrouvailles entre le narrateur et Julien dans L’Heure et l’ombre qui ont pour cadre un repas chez une collègue
affligée d’un enfant si représentatif des caricatures d’enfant-roi qu’il paraît
possédé par le démon (ou échappé d’une émission de télévision consacrée aux cas
très spéciaux pour nourrice endurcie). Un des moments cruciaux du roman devient
ainsi l’occasion d’un intermède comique aux accents de pamphlet caricatural,
tant l’infecte progéniture multiplie les réclamations saugrenues de petit tyran
domestique. Ce sont les parents qui sont ici devenus simulacres, tel ce père
fantomatique qui se contente d’ânonner avec lassitude le prénom de son rejeton,
comme un automate déconnecté du réel. Julien et le narrateur sont aux prises
avec leurs démons et fantômes très personnels, et si leur rapport au réel est
problématique, il n’est pas de même nature.
Le sillon d’ombre de Nerval
S’il ne fallait retenir qu’une
influence, qu’une filiation pour ces trois romans, ce serait sans conteste
celle de Gérard de Nerval, dont Pierre Jourde paraît avoir suivi le sillon, non
pas doré comme l’écrivit André Breton à la toute fin d’Arcane 17, mais plutôt obscur. Il ne s’agit en effet pas ici d’une
possible illumination mystique mais plutôt du cheminement dans les labyrinthes
de la mémoire et des obsessions qui finissent par troubler la perception de la
réalité. Les narrateurs de L’Heure et
l’ombre et de Paradis noirs
semblent avoir pris place dans le fiacre qui mène le narrateur de Sylvie vers un territoire du passé, Saurat s’enfonce dans des méandres qui
doivent autant à Aurélia qu’à
certains poèmes des Chimères.
|
Portrait de Gérard de Nerval annoté par lui-même. C'est ce portrait qu'André Breton décrit à la toute fin d'Arcane 17. Les mots "Je suis l'autre" évoquent la thématique angoissante du double que l'on retrouve dans Aurélia et Festins secrets. |
L’Heure et l’ombre inscrit ouvertement ses pas dans ceux de la
nouvelle de Nerval. La figure féminine obsédante qui hante le narrateur se
prénomme Sylvie et demeure à ses yeux une chimère inaccessible et idéalisée
(très longtemps du moins). A l’instar du narrateur de Sylvie, celui de L’Heure et l’ombre se perd dans les
méandres du souvenir et adore une image désincarnée de l’amour quand l’objet de
cet amour persiste, lui, à vivre dans le réel. La Sylvie nervalienne épouse
ainsi le frère de lait du narrateur, ce « grand frisé » pour lequel
il éprouve de la sympathie ; l’autre Sylvie se tourne vers Julien, l’ami
du narrateur, qui paraît alors plus apte à habiter la réalité. Mais là où chez
Nerval la quête du passé ne peut être qu’une impasse - les lieux chers revus
dans le dernier feuillet n’ont « rien
gardé de tout ce passé », « les
étangs […] étalent en vain leur eau morte » - , le narrateur de L’Heure et l’ombre
retrouve dans l’extrême vieillesse son amour de Saint-Savin. Le grand âge
semble souvent le seul moyen de se dérober au temps chez Jourde, aussi est-il
finalement logique que le fiacre arrive chez lui à destination quand l’emprise
du temps se fait plus lâche et que le réel lui-même s’estompe. Les deux scènes
jumelles de la visite à l’aïeule - chez la tante de Sylvie dans le village
d’Othys, chez Nerval, et chez la grand-mère de Sylvie chez Jourde - mettent en
scène un personnage de vieille femme, dont une seule paraît liée au monde
féérique. Dans les deux passages, les personnages accèdent à l’étage et
découvrent des vêtements surannés, reliques d’un temps ancien. Sylvie et le
narrateur nervalien endossent les habits de mariage de la tante et de l’époux
disparu : la magie du déguisement n’est cependant que fugitive et le geste
mêle charme et cruauté chez Nerval. La tante accède à un peu de son passé mais
celle qui a l’air de « la fée des
légendes éternellement jeune » (Sylvie,
p.52) est seulement Sylvie. Même dans cette scène finalement joyeuse où les
chants succèdent aux larmes de la tante, la résurrection du passé apparaît déjà
comme un leurre et le lecteur entrevoit la faillite de l’expédition vers le
Valois. Le narrateur de L’Heure et
l’ombre trouve au contraire apaisement et libération dans les linges du
passé, auxquels la grand-mère lui a donné accès en ouvrant une porte presque
cachée menant à une pièce secrète, dont l’existence même paraît une énigme
architecturale. Par une sorte de grâce féérique, le narrateur a eu accès à
l’enfance de Sylvie, il est libéré du fardeau de son amour et du fardeau du
passé qui n’a pas été vécu : il va enfin pouvoir vivre. C’est d’ailleurs
l’image de l’eau vive à laquelle on s’abreuve – « fontaine du passé » ou « ruisseau de montagne » - qu’emploie Jourde pour
illustrer ce moment magique, loin, très loin de l’eau morte nervalienne. Ce
passage de L’Heure et l’ombre ainsi
que le dénouement apaisé du roman constituent cependant une exception qui
éloigne paradoxalement l’ombre de Nerval à l’endroit où son empreinte est la
plus sensible.
Peut-être est-ce finalement le
personnage de François, dont l’ombre porte sur tout le roman Paradis noirs, qui s’avère le plus
nervalien de tous, plus encore que ces narrateurs pourtant eux aussi proches de
celui de Sylvie. François est bien
sûr obsédé par le passé, à l’instar des narrateurs de Nerval ou de Jourde, mais
d’une façon sans doute plus aigüe : si Aurélia
a pour thème célèbre « l’épanchement
du songe dans la vie réelle », François semble lui confronté à
l’épanchement du passé dans la vie réelle, ce qui l’entraîne dans des zones
frontalières de la folie, comme le narrateur d’Aurélia, et comme Gérard du reste. Un trop-plein se déverse dans la réalité, un excès de passé qui devient
matrice des illusions. Comme on l’a vu, François explique vivre dans un
palimpseste (« Tout le passé m’est
présent ») où le passé s’infiltre dans le réel, s’invite par surprise
au détour d’un visage ou d’un vieux jouet surgi de l’enfance. Comme le songe
contamine la vie réelle dans Aurélia,
le passé contamine le présent de François, et dans les deux cas le phénomène
est quasi-maladif et incontrôlé. François partage avec le narrateur d’Aurélia un autre aspect : le
sentiment de la faute, le fardeau de culpabilité charrié par le passé. Un
passage d’Aurélia où le narrateur
voit en rêve « une femme qui avait
pris soin de [sa] jeunesse » s’applique mot pour mot à François :
« Cela même me faisait songer
amèrement que j’avais négligé d’aller la visiter à ses derniers
instants. ».
C’est bien le souvenir de l’aïeule, et avec elle de tout un monde, qui lie
François à son passé et lui-aussi est taraudé par l’abandon de la vieille femme
dans ses vieux jours – Nous devrions
pourtant lui porter quelques fleurs. François est un personnage de
l’entre-deux, des limbes, insaisissable, qui surgit ou disparaît selon des us
d’un autre monde ou d’un autre temps et dont le destin paraît mener à un
inéluctable engloutissement, à la disparition corps et âme dans la forêt obscure
des souvenirs, que nulle vieille lanterne
ne pourrait éclairer.
***
Trois romans hantés sans
fantômes autres que ceux très personnels qui gisent dans les mémoires de chacun
ou ceux créés par l’envahissement des simulacres dans le monde moderne, trois
romans qui n’invoquent somme toute qu’un des seuls sujets qui vaillent :
le temps. Nul étonnement dès lors que le lecteur y perçoive la silhouette de
Nerval, lui aussi à la recherche du temps perdu, lui qui arpenta dans Sylvie le chemin obscur de la mémoire.
« Le temps va ramener l'ordre des
anciens jours »
Mais « l’édifice immense du souvenir » ne s’impose ici jamais
comme une lumineuse cathédrale. C’est une vieille bâtisse qui s’arrache à la
vase, un dédale de couloirs dans lequel l’errance n’a pas de fin. Comme le
personnage de Festins secrets qui
hante infiniment les couloirs d’un ISFP kafkaïen, la mémoire est ici notre
labyrinthe et notre cercueil. La mémoire est l’enfeu où nous allons gésir,
c’est la maison hantée dont nous sommes les seuls fantômes. Pierre Jourde a
construit avec ces trois romans un univers crépusculaire, hanté par les
fantômes de la mémoire, perdus dans le labyrinthe du temps. La mémoire y est
aussi le moyen d’échapper à un monde à la vulgarité infernale, comme le masque
du fantastique posé sur l’époque contemporaine permet d’en moquer un peu la
laideur. Il semble se mettre en place un cycle dans l’univers de Jourde :
le désenchantement chasse les ombres du passé et le fantastique classique ne
peut plus exister dans ce monde ; à l’inverse, les simulacres produisent
de modernes fantômes errant dans un enfer réactualisé.
Au début d’Il était une fois en Amérique, Noodles, allongé dans une fumerie
d’opium, nous invite à le suivre dans le dédale de ses souvenirs et de ses
rêves. Leone dit à propos de ce personnage : « La mémoire l’a leurré, l’Amérique et les dollars n’ont jamais
existé, ce n’était qu’un rêve, nous sommes tous des fantômes et nous vivons
dans le crépuscule du monde. ».
La deuxième partie de cette citation me paraît convenir à l’esprit des trois
livres. Pierre Jourde hante le décor gothique de ses lectures passées, un léger
sourire aux lèvres, sachant que l’ordre des anciens jours ne reviendra pas et
qu’il vaut mieux dès lors se moquer des jours nouveaux et de leur cortège de
masques ricanants.