mercredi 4 décembre 2019

Solénoïde de Cărtărescu - L'évasion du sarcopte


« Le monde n’est-il pas déjà un lieu terrible ? N’avons-nous pas qu’un bref instant à vivre sur un grain de poussière dans l’éternité ? Ne devenons-nous pas déjà fous, dans le paquet mou, de gras, de tendons et d’os de notre corps ? » (Ch.40)

S’il est un cliché qui convient au roman de Mircea Cărtărescu, c’est sans doute celui de roman-monstre, tant par la forme foisonnante d’un texte qui bouscule la taxinomie des genres littéraires que par la parade monstrueuse qui s’y déploie. Pour autant, le cliché est trompeur et si le livre de Cărtărescu joue bien avec certains codes du fantastique et la figure du monstre, cette dimension du livre entraîne peut-être le lecteur vers une fausse route. Le narrateur de Solénoïde, professeur de roumain dans une école de Bucarest, écrit un journal hybride où rêves et récits réalistes s’entrelacent, une autobiographie enracinée dans une Bucarest chimérique, au sens presque biologique de création organique mêlant deux tissus, ici celui du réel et celui du songe. Dans Solénoïde, La réalité est contaminée par l’épanchement du rêve (la référence nervalienne est explicite) : les souvenirs parfois brumeux de l’enfance comme le récit de la vie quotidienne dans l’école du quartier Colentina présentent une texture réaliste que la fantasmagorie finit presque toujours par pénétrer, fissurer, transfigurer. S’agit-il pour autant d’un roman fantastique, habité par l’hésitation classique entre l’interprétation rationnelle et l’interprétation surnaturelle ? Solénoïde va au-delà de cette proposition binaire : ici, réalité et songe, comme présent et souvenir, sont intimement tressés et paraissent indissociables, coagulés par un faisceau de signes qui vont éclairer progressivement la structure générale de ces huit-cent pages labyrinthiques.
Le lecteur est emporté dans un maelstrom de souvenirs, de rêves, d’échos littéraires aussi (Kafka, Nerval, Rilke, Dostoïevski, Jean Ray sont cités parmi beaucoup d’autres), sans pour autant s’y noyer car il peut s’arrimer à quelques leitmotivs qui finissent par s’unir et former une architecture subtile. Plusieurs lignes thématiques sillonnent le livre de Cărtărescu et se rejoignent pour, finalement, façonner le roman comme les solénoïdes (bobines électriques gigantesques capables de produire un champ magnétique) enfouis dans le sous-sol de Bucarest finissent par transfigurer la ville.

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Dessin du sarcopte, parasite de la gale. Histoire naturelle des drogues simples : ou Cours d'histoire naturelle professé a l'École supérieure de pharmacie de Paris (1876) - p. 279.

L’angoisse métaphysique face aux infinis

« L’horreur d’être au monde, ma peur animale devant le néant de nos vies se révélait alors dans tout son désespoir. » (Ch.8)
C’est dans l’étau de deux angoisses jumelles que vit le narrateur, coincé entre l’abîme de l’infiniment grand et le cloaque de l’infiniment petit, où grouillent les armées nécrophages du monde des acariens et où règne le sarcopte, parasite de la gale dont le nom est une des clés du livre. Face aux espaces infinis, le narrateur ressent un effroi pascalien, qu’il nomme « sidérophobie » et qui traduit « l’horreur d’être au monde », la solitude et l’angoisse brute de l’animal devant l’inconcevable, l’infini et l’éternité. S’il se détourne des étoiles pour revenir à la terre, c’est une autre terreur qui s’impose et lui arrache un cri tout droit sorti du tableau de Munch à la pensée des gueules de monstres couvées dans les méandres de l’infiniment petit :
« Des monstres, des monstres que la pensée ne peut ni concevoir, ni héberger, ni contenir, reliés, comme les araignées pendent à leur fil étincelant, à nos réflexes ancestraux, à la pâleur de notre peau, à nos claquements de dents, à nos yeux exorbités. A la contraction de nos muscles pilo-érecteurs, à la sueur glacée coulant sur nos corps déjà cadavériques. La peur, l’épouvante, la stupeur, la terreur, la fascination, l’horreur, le hurlement et la folie » (Ch.11)
Broyé par les mâchoires de cette double angoisse, nul refuge ne saurait non plus lui être offert par un repli sur lui-même, son corps s’avérant tout aussi incompréhensible et source d’une horreur elle-aussi indicible :
« Penser que je vis dans un animal, que je renferme en moi, même lorsque je lis à la bibliothèque les prolégomènes de Kant ou A l’ombre des jeunes filles en fleurs, des entrailles poisseuses, des systèmes et des appareils gargouillants, des substances nourrissantes et des substances putrides, que mes glandes sécrètent des hormones, que mon sang transporte du sucre, que j’ai une flore intestinale, que dans mes neurones les vésicules descendent par les micro-tubules et libèrent des substances chimiques dans l'espace entre les synapses, que tout cela arrive sans que je le sache et en dehors de ma volonté, pour des raisons qui ne m’appartiennent pas, me semble aujourd’hui encore une chose monstrueuse, le produit d’un esprit saturnien et sadique ayant probablement passé des temps immémoriaux pour imaginer comment humilier au mieux, terroriser et torturer une conscience. »(Ch. 17)
Il n’y a aucune échappatoire entre l’effroi sidéral ou l’horreur organique : le monde du narrateur est un enfer où la conscience est écartelée.

Le corps souffrant

A la damnation de l’esprit confronté à l’abîme s’ajoute la souffrance du corps, très présente dans le journal du narrateur, qui taraude le texte comme elle imprègne les souvenirs d’enfance : la chair est au supplice, le corps est la croix que toute créature doit porter. Un corps dont le narrateur conserve les reliques intimes, dents de lait et fils de suture du cordon ombilical, objets d’étonnement et témoins de la profonde étrangeté corporelle. De l’enfance demeurent en effet les souvenirs de maladie et de la mort d’un jumeau, les atmosphères de l’hôpital et de la terrible salle d’attente du dentiste, les sensations de piqûres et les odeurs médicamenteuses – une danse macabre de réminiscences souffreteuses et effrayantes, dont le nœud central est le souvenir à demi obscur d’une opération subie à l’âge de trois ans, de nature mystérieuse et aux conséquences que le narrateur pressent importantes sur son esprit et sa perception. La douleur s’incarne dans le symbole du siège de dentiste, présent dans la tour de la maison du narrateur comme dans la morgue de la ville, aux dimensions cyclopéennes cette fois, et dont la fonction sera dévoilée dans les derniers chapitres. Il n’est pas question de dolorisme dans cette omniprésence de la souffrance, qui règne sur la condition humaine comme un mauvais démiurge contre lequel les « piquetistes » se révoltent. En effet, face au calvaire d’une humanité damnée se dresse cette secte dite des piquetistes, groupe d’hommes et de femmes qui protestent et manifestent dans un élan absurde et désespéré contre la condition humaine en brandissant des pancartes aux abords des cimetières et des hôpitaux. C’est menés par Virgil (guide infernal s’il en est) qu’ils se rendent jusqu’au centre névralgique de la douleur dans Bucarest, la morgue cyclopéenne, ce qui donne lieu à une des scènes les plus fascinantes du livre.
Dans ce tableau général très sombre qui tient de Bosch et de Dante, Cărtărescu parvient toutefois à introduire la possibilité d’un salut, via un passage hallucinant où le narrateur, incarné en ce qui pourrait être le Christ des sarcoptes, fait le trait d’union entre l’humanité souffrante et les masses grouillantes de l’inframonde… : « Les cellules dont ils sont formés ne diffèrent pas des nôtres. Elles se nourrissent et se reproduisent dans leurs mondes minuscules comme nous le faisons, si bien que tu te demandes – n’est-ce pas que cette question est inévitable ? – si nous ne sommes pas nous aussi les acariens d’un monde supérieur si gigantesque qu’il dépasse l’étendue de notre perception. » (Ch.45). La monstruosité de la multitude des acariens n’existe alors plus, car ils sont tout aussi damnés et affligés de souffrance que les humains, ils partagent un destin commun et leurs corps même peuvent être regardés sans horreur : « Des alignements d’orifices qui s’ouvraient et se refermaient de manière spasmodique de chaque côté du gros abdomen complétaient l’image d’un corps aussi monstrueux et beau, dans sa forme, que le mien, que le tien. » (Ch.45). Une révolution du regard qui peut évoquer Chesterton («… et aucun monstre ne devrait nous étonner si nous ne nous étonnons pas devant un individu normal ») et qui soulage une des terreurs évoquées précédemment.

Une ville-fantôme à l’intérieur du crâne : la Bucarest onirique

« Je vis sous mon crâne, mon univers s’étend entre ses parois poreuses et ivoirines, et consiste en tout et pour tout en une Bucarest flottant à l’intérieur, formée là comme les temples sculptés dans la roche rose de Petra. » (Ch. 36)
Bucarest, ou plutôt devrait-on dire une Bucarest intime, recomposée selon les modalités du rêve et du souvenir, est la grande cité malade où évolue le narrateur, une cité hautement paradoxale : Bucarest est décrite selon un plan réaliste où les noms de rues réelles abondent (la rue Stefan cel Mare où habitait le narrateur enfant, la rue Maica Domnului où se trouve sa maison en forme de navire aux pièces changeantes, le quartier Colentina de l’école…), mais elle est aussi évoquée au plan spectral, chimérique, car au cadastre urbain se superpose une autre ville qui s’épanche sans cesse dans sa jumelle réelle, bousculant le plan et déformant les bâtisses jusqu’à les rendre indescriptibles. Cela fait de la capitale roumaine une cité changeante, creusée de souterrains étranges, marquée par des lieux mystérieux et souvent cyclopéens dont les fondations cachent un de ces solénoïdes aux pouvoirs magnétiques : la vieille fabrique, lieu crucial qui emprunte à la poésie des ruines du gothique tout autant qu’à certains éléments de science-fiction ; la morgue de la ville surmontée de statues d’obsidienne, allégories de la condition humaine ; la maison-navire surmontée d’une tour… La Bucarest de Cărtărescu paraît borgésienne et peut-être héritière du réalisme magique. Comme son destin final le montrera, elle n’est sans doute pas de ce monde.

Quartier Pantelimon, Bucarest, date inconnue. Image extraite de la Communism in Romania Photo collection. www.comunismulinromania.ro

Le rêve envahissant qui se déverse dans les rues de Bucarest ne peut être séparé des puissances du souvenir. Comme l’écrit de manière définitive Mircea Cărtărescu, « Il n’y a pas sur terre de quartiers d’enfance. », car les quartiers de l’enfance sont morts et ne vivent que dans l’imaginaire des adultes – « la forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel.» comme l’écrivait Gracq au début de La forme d’une ville. Aussi la Bucarest du narrateur est-elle « rongée par les forts acides du temps et de la mélancolie » (Ch. 41) et l’incertitude demeure toujours lorsque se mêlent réalité, rêve et souvenir dans le palimpseste de la ville : « La rue Maica Domnului m’a toujours semblé être un tentacule du rêve dans le monde éveillé, ou – si tout est intérieur et que la réalité n’est qu’un artefact illusoire – une lueur venue de l’enfance profonde et engloutie. » (Ch.8). La Bucarest du narrateur est la cité en ruines sortie de sa mémoire, la ville surréaliste où un musée rassemble les pieds sectionnés par les marchepieds métalliques des tramways, la cité parfois fantôme où les anges et les gorgones de stuc aux nez cassés surveillent les rues vides depuis les façades des maisons : c’est aussi la ville qu’il hante comme on hante sa mémoire, tel l’adolescent solitaire qui errait dans Bucarest et passait d’une maison vide à une autre.

Les explorateurs des confins du monde observable : la mort, la quatrième dimension et le rêve

« … l’objectif de tout effort humain : sortir de ce monde. » (Ch.20)
De la même façon que le narrateur entraîne le lecteur dans une Bucarest réaliste envahie par les « pseudopodes » du rêve et de l’imaginaire, il fait également appel à une série de personnages réels dont il livre des éléments biographiques véridiques auxquels se greffent des fragments fictifs répondant à l’obsession de la quête de l’autre monde. Ces personnages, absorbés par la matrice onirique du texte, sont au nombre de trois : Hinton, le mathématicien créateur du tesseract et chercheur de la quatrième dimension ; Nicolae Vaschide, le psychologue roumain introduit à Paris par Alfred Binet dans la confrérie des « oniromanciens » ; Nicolae Minovici, médecin et criminologue roumain dont les recherches sur la pendaison lui valent dans Solénoïde le titre de « thanatologue ». Les trois hommes cherchent dans Solénoïde à pénétrer au-delà des frontières de la réalité par les portes de la science, du rêve ou de la mort dans une quête à la fois mystique et scientifique. Mircea Cărtărescu crée des chimères biographiques comme contaminées par la fiction (si le docteur Nicolae Minovici a bien expérimenté sur lui-même la pendaison contrôlée, il ne semble pas avoir transcrit les visions provoquées par ses expériences dans des dessins si troublants qu’un simple coup d’œil sur ces aperçus impies suffit à rendre malade pour une semaine…). A ce trio pourrait s’ajouter le manuscrit Voynich, autre élément crucial du texte dont les illustrations mystérieuses semblent avoir colonisé les sous-sols de Bucarest, et qui est relié de façon alambiquée (mais tout à fait véridique) à Hinton : ce dernier était marié à une des filles du logicien Boole, dont une autre fille, l’écrivaine Ethel Lilian Voynich, fut mariée au possesseur éponyme du manuscrit indéchiffrable ! Mircea Cărtărescu trace des liens complexes entre tous ces éléments, révélant peu à peu un plan général – un grand plan d’évasion.

Nicolae Minovici, le médecin et criminologue roumain qui expérimenta la pendaison contrôlée sur lui-même.

De ce monde il ne saurait donc être question que de s’enfuir, d’échapper à la réalité comme un fugitif par un tunnel menant hors de la geôle. C’est la tâche à laquelle s’attèle le narrateur et son journal en traduit les efforts : « Le réel, notre patrie légitime, devrait être le plus beau des rivages, mais il n’est que la plus pesante des prisons. Notre destin devrait être l’évasion, fût-ce pour une prison plus vaste qui donne sur une autre encore plus large dans une succession infinie de cellules, mais pour cela les portes devraient s’ouvrir enfin dans la paroi ambrée de notre os frontal. Je graverai ici, avec un clou rouillé, au cours de mois ou d’années d’effort misérable, bestial, la porte sur le mur qui finira bien (j’ai des signes) par céder. » (Ch.9). Mircea Cărtărescu utilise à plusieurs reprises l’image de l’écrivain superficiel s’ingéniant laborieusement à dessiner des portes en trompe l’œil sur le mur de la littérature, objectif inutile et vain. Seul est digne d’intérêt celui qui, dans la lignée du trio d’intercesseurs, dessinera une vraie porte dans le mur et offrira une échappatoire hors de la réalité. Cet écrivain aura rejoint les explorateurs des limites, les passeurs entre les mondes, les créateurs de plan d’évasion.

Les divinités féminines

Les portraits de femmes sont nombreux dans Solénoïde et on pourrait voir dans cette collection une sorte de panthéon intime du narrateur tant les femmes du roman semblent appartenir à une autre réalité et, parfois, être dotées de pouvoirs comparables à ceux des intercesseurs. Comme chez Nerval, les femmes de Solénoïde tiennent souvent de la fée, de la sirène ou de la sainte et brillent comme des chimères dans l’esprit du narrateur. Si certaines figures féminines de second plan paraissent issues d’un monde chtonien, sorties des eaux sombres des souterrains de l’immeuble de la rue Stefan cel Mare, à l’instar de la bibliothécaire de l’école Colentina, l’énorme gardienne du sous-sol, d’autres jouent un rôle crucial dans l’existence du narrateur et contribuent à l’espoir de l’ouverture de la porte dans le mur de la réalité : Caty, la beauté taraudée par l’angoisse de la mort, qui dévoile l’existence des piquetites au narrateur ; Florabela, la petite-fille de l’oniromancien Vaschilde, qui irradie comme une divinité hindoue dans la grisaille de la salle des professeurs, et, héritière de la matière du rêve explorée par son aïeul psychologue, dévoile la vie de son grand-père au narrateur ; Ethel Voynich, l’auteur du roman Le Taon dont la lecture a marqué le lecteur adolescent et préfiguré la venue du manuscrit de Voynich ; Valéria, l’élève taiseuse en lien avec des puissances célestes qui lui font don d’objets impossibles issus d’une quatrième dimension ; la mère (Maria ?), souveraine du souvenir, dont le tombeau est accessible au narrateur via un film projeté dans un cinéma délabré et vide, dans une scène mystérieuse d’une grande force ; enfin et surtout, bien sûr, les deux Irina, mère et fille, les vraies garantes de l’évasion et du salut (ou peut-être de l’acceptation du réel ?). Irina, l’âme sœur dont les mots montraient la proximité de pensée avec le narrateur : « Je voudrais croire que les choses existent », me disait-elle quand, d’un même rythme paresseux, sans nous presser, nous quittions la rue Nada Florilor pour retomber sur le boulevard Lacul Tei, « mais je t’assure que je n’en suis pas capable. Je les touche du doigt et je me dis : « C’est une illusion, elles ne sont pas réelles ». (Ch.10) La double Irina se révèle sans doute comme l’ultime échappatoire, la promesse d’un nouveau monde qui remplacera la Bucarest envolée.

Page du manuscrit Voynich. Domaine public.


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Voici donc un roman hors normes, monstre, fleuve, monde - sans doute faudrait-il inventer un nouveau cliché pour tenter d’embrasser tout ce que le texte charrie par l’énormité des questions qu’il brasse et la multiplicité des sources auxquelles il puise (scientifiques, philosophiques, mystiques, littéraires…), par la variété des tons et des genres qu’il rassemble (je n’ai pas évoqué ici les belles pages consacrées au préventorium de Voïla, qui, un temps du moins, relèvent du récit d’enfance le plus réaliste et le plus juste)… Immense et déroutant à l’image des lieux cyclopéens de sa Bucarest rêvée, le roman de Mircea Cărtărescu  s’inscrit dans la lignée des grands textes étranges de la littérature, aux côtés de Nerval ou de Boulgakov.

Solénoïde est comme la maison de la rue Maica Domnului, la maison-navire aux pièces infinies et changeantes où vit et erre parfois le narrateur. C’est une Bucarest onirique et labyrinthique où le lecteur peut à loisir se perdre tout en tirant les fils qui, in fine, lui permettent de trouver son chemin et peut-être de franchir la fameuse porte, celle qui n’est pas qu’un trompe l'oeil dans le mur de la littérature.

mercredi 5 juin 2019

Encres noires, une exposition sur le thème de la peur en littérature


Cela faisait quelques temps que l'idée d'une exposition mettant en valeur les grands noms ou les grands courants de la littérature susceptible de susciter la peur m'apparaissait comme un moyen de capter l'intérêt des lycéens et de les inciter à découvrir quelques auteurs. Si les "mauvais genres" semblent en effet dominer aujourd'hui les univers des séries télévisées ou des jeux vidéos, la filiation de ces produits culturels à succès avec leurs ancêtres littéraires n'est pas toujours claire. L'idée de cette exposition est de mettre à jour les liens qui unissent la culture populaire avec la culture littéraire : tenter de faire passer de House of haunting hill à Poe, de Bloodborne à Lovecraft, de Mindhunter à James Ellroy, entre autres. Deux panneaux évoquent également les arts et les jeux vidéos, afin là-aussi que des ponts apparaissent entre Francis Bacon et Silent Hill, Silent Hill et Richard Matheson, etc. L'exposition est constituée de 8 panneaux principaux et d'un panneau supplémentaire donnant quelques liens pour approfondir le sujet.
Certains panneaux ont été réalisés avec le concours de Vickie Guyard, étudiante stagiaire. Toutes les affiches sont illustrées avec des images issues du domaine public ou sous licence Creative commons. Les panneaux ont été créés au format A2 et devraient être imprimables à ce format (accès aux pdf en bas de l'article).
Les panneaux :

1. Le roman gothique


2. Dracula et Frankenstein


3. Edgar Allan Poe


4. Howard Phillips Lovecraft


5. Stephen King


6. Serial killers


7. Les arts


8. L'horreur vidéoludique


Pour aller un peu plus loin :



Les affiches au format original en PDF : 

1. Le roman gothique 2. Frankenstein et Dracula 3. Edgar Allan Poe 4. Howard Phillips Lovecraft 5. Stephen King 6. Les tueurs en série 7. Les arts 8. L'horreur vidéoludique 9. Pour aller un peu plus loin

Quelques marque-pages associés à l'exposition :






mercredi 6 février 2019

L'ange du bizarre chez Pierre Jourde : la trilogie étrange

« Je m’apprête à publier du vécu (Le Voyage du canapé-lit, en janvier) mais je suis travaillé par l’envie de revenir à la veine du roman légèrement bizarre que j’ai longtemps creusée : Festins secrets, Paradis noirs, Le Maréchal absolu ou L’Heure et l’ombre. »

Trois des quatre romans évoqués par Pierre Jourde dans cette citation m’ont toujours fait l’effet d’appartenir à une même famille très particulière de l’étrange. Ce sont trois livres où les frontières entre réel et rêve, souvenir et réalité, réalisme et fantastique se brouillent, trois romans qui cultivent une impression d’irréalité et une atmosphère d’ombre et d’illusion qui les rapproche à mes yeux d’un certain symbolisme belge. Comme les tableaux de Spilliaert  ou Degouve de Nuncques, Paradis noirs, Festins secrets et L’Heure et l’ombre plongent le lecteur dans une torpeur cotonneuse où les ombres et la brume semblent cacher des arrière-mondes. Ces ouvrages composent à mes yeux une fratrie spectrale, unie par des ressemblances et des obsessions communes, liée par des jeux de miroirs et un entrelacs de mots et d’images.
Si l’atmosphère de ces romans peut rappeler le gothique voire, pourquoi pas par instants, les « mondes intercalaires » de Jean Ray, enfin tout un attirail de fantastiqueur, jamais le surnaturel n’est cependant réellement convié, les romans restant en cela fidèles à la définition classique d’un fantastique fondé sur l’hésitation. Le folklore fantastique est surtout présent dans ces livres par de brèves allusions d’ailleurs parfois ironiques , et pourtant une véritable hantise les traverse : la quête d’un passé incertain, brumeux, labyrinthique, où le risque de se perdre est grand concernant L’Heure et l’ombre et Paradis noirs, la dislocation de la réalité et l’invasion du simulacre dans Festins secrets. Toujours se pose la question du réel et de ses doubles concurrentiels, souvenir, rêve, illusion – rien n’est certain, le doute menace la perception des choses ou la vérité du souvenir. Sans qu’il soit donc questions de véritables fantômes ou de maisons hantées, les trois romans paraissent imprégnés d’une matière fantastique, profondément étrange et inquiétante (unheimlich, comme on dit dans la langue d’Hoffmann) – matière fantastique au service d’un questionnement sur le temps et sur le réel, principalement.
La Nuit (1908) - Léon Spilliaert
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Car si de faux fantômes ou des maisons pleines d’ombre peuplent ces récits

Les oripeaux du fantastique

Pierre Jourde a beaucoup fréquenté le genre et joue fréquemment avec ses codes dans les trois romans, employant notamment avec insistance le vocabulaire propre aux très classiques histoires de fantômes, sans fausse pudeur. François est décrit comme « enfant spectral » ou « fantôme » dans Paradis noirs ; la petite fille est une « enfant fantôme », le garage est « spectral » dans L’Heure et l’ombre ; dès le début de Festins secrets, Gilles Saurat en route vers Logres a pris place dans un « train fantôme » et il est question de « porc spectral »… Si Pierre Jourde use sans fin de ces mots, c’est toujours néanmoins aux frontières de l’ironie, semblant glisser à l’oreille du lecteur que plus personne ne saurait être aujourd’hui tout à fait dupe de ces artifices gothiques un peu trop insistants. Denise dans L’Heure et l’ombre ridiculise sa propre histoire de « maison hantée du pauvre », habitée par un enfant mort à l’écoute de « charentaises ectoplasmiques », soignant les « plaies de nounours-garous ». Après la première rencontre de Saurat avec la mystérieuse femme du Val Gérion (la Mélusine invisible qui se love contre lui dans la grotte), la voix grinçante qui s’adresse à lui traduit avec moquerie ce moment comme « une aventure, une vraie, dans les forêts, genre Perceval ou Galaad avec la fée. » et souille même la rencontre en la rapprochant d’un « backroom agricole »… La possibilité du surnaturel est raillée, la fée avilie, le fantastique et ses émerveillements désacralisés. Néanmoins, en dépit de ces mises à distance ironiques, il est pour ainsi dire trop tard : le mal est fait, les oripeaux du fantastique, même moqués ou outragés, ont produit leur effet.
L'auteur avoue donc toujours l’artifice fantastique et n’avance jamais masqué, multipliant les signes d’appartenance au genre, s’excusant presque d’y recourir. La désacralisation du mystère en renforce paradoxalement les effets : le fantastique est comme désamorcé mais son ombre, même grimaçante et ironique, pèsera sur le récit. Ainsi dès le début de L’heure et l’ombre, où le narrateur évoque « la gare où personne ne descend jamais », cet arrêt et ces panneaux qui « glissent dans les interstices du temps et de l’espace, comme dans les récits fantastiques.» Le lecteur est prévenu d’emblée. Jamais le surnaturel ne sera vraiment présent mais ses signaux seront nombreux, les « accessoires démodés de romans gothiques » seront bien là, au premier rang desquels la bâtisse inquiétante : l’institution de Paradis noirs, la maison bretonne de Martin / Gilles dans L’Heure et l’ombre, la maison de la veuve froide dans Festins secrets. Toutes grincent, gouttent, chuintent, les tuyauteries et les parquets parlent et racontent d’étranges histoires, les couloirs s’imbriquent étrangement – jamais maisons n’auront autant ressemblé aux classiques demeures hantées, jamais décor n’aura été aussi gothique en apparence. Le sous-sol de la maison de Logres illustre parfaitement le rapport au genre : Saurat et la blonde des dîners de la Veuve froide s’y aventurent et sont confrontés à un espace saturé de références (la crypte, la grotte antédiluvienne, les souterrains de L’Affaire Charles Dexter Ward, pourquoi pas la cave d’Evil Dead) ; Pierre Jourde revendique ouvertement le recours aux clichés du genre (« atmosphère de  film d’angoisse ») ; Saurat ne parvenant pas à se souvenir du prénom de la blonde des dîners, le passage est rythmé par l’attribution successive de prénoms à consonance américaine tout droit sortis d’une mauvaise série télévisée (Samantha ? Patsy ? Jennifer ? Allison ? Joy ?...), le soap opera venant parasiter ici l’atmosphère gothique et en atténuer la portée comme une note dissonante et encore une fois ironique. L’atmosphère fantastique sature le texte tout en étant moquée avec révérence – il ne s’agit pas de parodie, les codes du genre sont respectés et conservent leur efficacité. Néanmoins le fantastique ne sera ici qu’une ombre, une illusion somme toute assez rapidement dissipée. Les fantômes n’existent pas – ils n’ont pas besoin d’exister tant les hommes font tout pour rameuter leurs spectres intimes autour d’eux, nous le verrons.

L’ombre distante des maîtres du genre et des vieux mythes

Certains passages témoignent peut-être de la réminiscence d’anciennes lectures de maîtres du fantastique, sans que cette filiation soit affichée en pleine lumière. Ainsi de la figure d’ailleurs réellement inquiétante du Très Cher Frère Augustin, surnommé Napoléon, directeur du collège de Paradis noirs, qui interroge François dans son bureau mystérieux, objet de tous les fantasmes des collégiens et cœur noir de la labyrinthique institution de Paradis noirs :
« On n’y voyait presque plus clair, dit François, mais Napoléon parlait toujours. L’obscurité venait d’en haut. La tête du directeur s’était effacée la première. Il ne restait que le bas de la soutane, et sa main droite, posée à plat sur le sous-main du bureau. Sa voix, sa belle voix douce, posée, insinuante, avait changé. Elle s’était bizarrement altérée. On eût dit un chevrotement. »
Cette étrange rencontre avec un « corps sans tête » qui soliloque et finit par chevroter dans la nuit fait naître le souvenir d’un célèbre récit lovecraftien où le narrateur s’entretient avec une silhouette plongée dans la pénombre dont la voix tient du chuchotement. Quelques lignes plus loin, le directeur est imaginé par Boris comme un « extraterrestre putride qui se servait du déguisement de la soutane pour dissimuler ses tentacules » - le fantastique lovecraftien n’est ici présent que sous les habits légèrement grotesques de la parodie, de l’histoire « abracadabrante » propre aux imaginations enfantines. Un simple folklore de fantastiqueur qui masque aussi la nature plus terre à terre des turpitudes du Très Cher Frère, suggérées par l’auteur : sous les faux-semblants surnaturels gisent des violences bien réelles quoique toujours à demi cachées dans l’ombre.
Festins secrets multiplie quant à lui les allusions au vieux mythe médiéval de la chasse sauvage, connu sous de multiples formes. Le canevas de ces histoires issues du vieux folklore européen est identique : un cortège nocturne de chasseurs fantomatiques traverse les forêts, parfois le ciel, semant la terreur. Le « Grand Veneur » est ainsi évoqué dès le début du livre (p. 14 et p. 46) et la famille inquiétante qui paraît au cœur de tous les récits apeurés qui circulent à Logres s’appelle Hellequin, souvenir transparent de la Mesnie Hellequin, un des avatars les plus connus de la chasse sauvage. Au cours du premier repas pris avec l’inquiétante et grotesque coterie des notables de la ville – quelques pages qui paraissent issues de l’hybridation des cauchemars de Chabrol et de Cronenberg -, la conversation dérive fatalement vers cette famille obsédante, ces Hellequin qui « hantent les bois de Cherves et d’autres avec leurs bêtes de cauchemar » (p. 131). A Logres se mêlent ainsi la survivance de peurs ancestrales venues des forêts noires et des hantises plus modernes – violence des cités, dépravation et corruption des notables locaux. Le fantastique prête ses atours à des peurs et à des maux ancrés dans le réalisme. Les Hellequin sont des cas sociaux vêtus des habits terrifiants du mythe, et même un personnage un peu falot comme le vieux rocker de père Hellequin s’en retrouve grandi aux dimensions d’un croquemitaine imprévisible et brutal.
La Veuve froide du même roman réunit plusieurs influences, au premier rang desquels celle du symbolisme belge. Mme Van Reeth paraît directement échappée d’une gravure érotique et sadomasochiste de Félicien Rops, dont un tableau orne la chambre à coucher où Saurat se glisse près du corps de son hôtesse. Fardée, nue et entravée de liens complexes, la Veuve est un pantin glacé et mutique qui se soumet au fouet maladroit de Saurat comme dans les images de Rops. Toute la maison de Logres est par ailleurs baignée d’une lumière verte et paraît comme peu à peu gagnée par la moisissure comme si la luminosité maladive de certains tableaux de Spilliaert, encore, avait contaminé le texte : « La maison ? Lumière avare, vacillante. Couleurs mortes. Ombres vertes. ». Cette fragrance symboliste et décadente se mêle également à un vieux fonds mythologique et folklorique. Des traînées vertes dans le fond de la baignoire à la « cuisine verte » (p.463), toute la maison suinte la décomposition et l’eau morte : la Veuve froide en est la reine glauque, à mi-chemin entre la « gorgone » (p.247) et la mauvaise fée verte des marécages, reflet sombre et glacial de la Mélusine du Val Gérion. Lorsqu’elle offre un verre à Saurat, c’est « un étrange muscat, presque noir, qui fleure la vase et le silure. » (p.82).La Veuve van Reeth est une fée déchue, entre la sirène et la murène, en tous cas liée à l’eau à l’instar de Mélusine, mais à l’eau morte et à ses moisissures.

Zelfportret mit spiegel (1908) Léon Spilliaert. Toute la maison van Reeth dans Festins secrets paraît issue d'une toile du symboliste belge.

Le récit comme palais des glaces

L’entrelacs des récits et l’enchâssement des mémoires produisent l’impression d’irréalité. Il n’y a pas chez Jourde de train fantôme mais plutôt un palais des glaces dans lequel errent les personnages, se heurtant à leurs souvenirs, pourchassant les reflets de reflets. Les récits s’imbriquent comme les pièces et les couloirs étranges de l’institution de Paradis noirs ou de l’ISFP labyrinthique de Festins secrets : souvenir dans le souvenir, récit dans le récit, le jeu des mémoires-gigogne crée un dédale littéraire. La quête du passé mène dans des réalités truquées, des escaliers issus d’un dessin d’Escher. Le narrateur se souvient qu’il se souvint un jour de quelque chose, raconte une histoire qu’on lui a un jour racontée : mémoires et récits au carré. Les temps se confondent, les voix se mêlent aussi dans la narration de Paradis noirs : « Tel est mon univers, me dit Chloé que François lui a dit » (p.68). Cette courte phrase est un concentré labyrinthique, une poupée russe dont le cœur ultime serait un fragment de réel, ce souvenir précieux qui passe de main en main, dont l’origine et la véracité se sont peut-être perdues au gré de la flottaison hasardeuse des mémoires. Gilles Sauratest également soumis au tutoiement mystérieux et railleur d’une voix inconnue, double cynique et lucide dont l’identité reste longtemps mystérieuse. Le même personnage trouve dans l’arborescence de l’ordinateur de feu Georges van Reeth un texte écrit trois ans avant son arrivée à Logres, le mettant en scène avec le même procédé de tutoiement : le passage, qui ouvre un chapitre et dont seul l’italique indique la nature particulière, constitue une espèce de cauchemar de narratologie, un paradoxe métadiégétique qui ouvre la boîte de Pandore d’interprétations impossibles (la suite du roman éclaircira en partie l’origine des textes de l’ordinateur). Le récit, tortueux ou hésitant, épouse la mémoire labyrinthique des personnages : le lecteur est invité dans les limbes.

L’écheveau des simulacres

Si les références au fantastique sont placées sur le devant de la scène et nimbent les trois livres d’un halo brumeux, sans doute s’agit-il partiellement d’une fausse piste et c’est peut-être sous le patronage d’un autre écrivain des littératures dites de l’imaginaire- Philip K. Dick, surtout via La Trilogie divine - qu’il conviendrait de placer ces textes tant il est moins question chez Pierre Jourde de l’irruption du surnaturel que du délitement du réel et de la prolifération des simulacres. Festins secrets n’est en quelque sorte qu’un grand simulacre, un roman chausse-trappes où toute certitude est défaussée : faux roman réaliste et faux roman fantastique au narrateur longtemps masqué, les incertitudes du genre font écho au monde d’illusion dans lequel se noie lentement Gilles Saurat, condamné à l’errance infinie dans les « limbes de l’irréel » (p. 78), personnage par ailleurs confronté dès l’entame du livre à ce qui semble un double vieilli, indice de cette fragmentation du réel et de la confusion des temps. Saurat chemine sur un ruban de Möbius, le point de renversement étant peut-être le moment où il accède à la partie interdite de la maison par « l’escalier en hélice » : « Dans la boule de verre qui orne la rampe s’abîme un univers composé d’un escalier infini, à la torsion nauséeuse ». (p.201). Les personnages de L’Heure et l’ombre et de Paradis noirs ne traversent pas d’autres miroirs que ceux de leur mémoire, qui recèle néanmoins les mêmes univers incertains et piégés qu’il leur faut néanmoins explorer pour élucider ce qui les hante et les mine. Ces passés obsédants nourrissent leur part de doutes et de simulacres – en premier lieu les fausses morts de François (Paradis noirs) et Sylvie (L’Heure et l’ombre), revenants au sens propre. Incertitude temporelle, réalité tordue, perception piégée, les romans de Jourde puisent dans un imaginaire qui mène des symbolistes à K. Dick ou David Lynch.

Relativité (1953) - M. C. Escher © The M. C. Escher company. Une autre lithographie de M.C. Escher fait écho au passage où Saurat monte l'escalier en hélice dont la rampe est surmontée d'une boule de verre : Autoportrait au miroir sphérique.

Les frontières entre songe, souvenirs et réalité sont donc poreuses dans les trois romans : le réel est toujours sous la menace d’être envahi, submergé par d’envahissantes illusions qui lui font concurrence, auxquelles il faut ajouter également une autre forme de simulacre, concept qui sous-tend la critique de certains aspects de la modernité chez Jourde. La question cruciale à laquelle tout semble éternellement revenir est celle du temps : monde d'avant et monde d'après, souvenirs et fragile présent.

…il n’est question que du temps, des « aïeules des contes » et des mondes qui s’en vont

La seule hantise est le passé

Les lieux ne sont donc jamais réellement hantés chez Pierre Jourde. Les êtres, eux, le sont quasiment tous. Hanté, François, hantés, les narrateurs de L’Heure et l’ombre et de Paradis noirs, hantée, Denise, tous possédés par leur passé, tous en gésine d’une masse fluctuante de souvenirs trop longtemps en gestation, qui prennent peu à peu forme :
« Le passé revient, se reconstitue, membre par membre, sa masse en expansion occupe tout l’espace de ma pensée, je ne peux pas l’en empêcher. »
Le passé est la créature intime et en rien surnaturelle qui tourmente et refuse de mourir – c’est le seul mort-vivant crédible en ce bas-monde et les personnages de Jourde, au moins dans L’Heure et l’ombre et Paradis noirs, sont aux prises avec lui. C’est Martin, qui dans ses crises voit le passé envahir le présent, le plongeant dans un « palimpseste » où remonte à la surface le texte oublié, dans une réalité double. C’est le narrateur de L’Heure et l’ombre qui lors d’un retour nocturne à Saint-Savin sent le « ressac des temps luttant les uns contre les autres ». C’est François, surtout, Prométhée du souvenir, hanté par l’enfance, qui croit trouver dans une brocante la voiture miniature avec laquelle il jouait jadis. Aussi ses mots pourraient être prononcés par d’autres personnages :« Tout le passé m’est présent […] Je suis resté familier des morts, des souvenirs, des vieux livres. ». Le passé contamine, s’infiltre par les interstices d’un réel fissuré. Il s’agit bien d’une lutte où les personnages de Jourde partent perdants : la contagion du passé ne se refuse pas quand il reste des ombres à dissiper, des dettes à payer ou quand simplement le présent ne fait pas le poids face aux séductions du souvenir.

La compagnie des morts

Ce sont aussi les morts qui s’invitent, bien sûr, lestés de la culpabilité des vivants. La vieille servante de Paradis noirs est envahie par le passé dans ses derniers jours (« La compagnie des morts entrait dans la maison désertée.») et elle-même viendra troubler de son souvenir non seulement la mémoire de François mais aussi par un étrange ricochet celle du narrateur, qui effectuera un pèlerinage peut-être expiatoire afin de laver la honte de l’abandon du passé, élément-clé du roman, illustré par le leitmotiv lancinant des vers de Baudelaire :
« La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. »
L’éternel retour des morts trouve sa représentation la plus forte avec la figure récurrente du noyé, qu’on retrouve dans les trois romans, où les Ophélie de Pierre Jourde sortent métaphoriquement des eaux, remontent à la surface du réel des profondeurs d’un oubli toujours à expier. Si l’image du François « alourdi d’eau » vu sur le quai de la gare qui « fait émerger avec lui du passé le collège… » (p.23) n’évoque qu’en creux la figure du noyé, celle-ci est directement présente en de nombreuses pages. Georges van Reeth, disparu en mer, est imaginé de retour par Saurat« entravé de fucus et de laminaires, enseveli dans la chair des méduses et des poulpes », toujours alourdi par « le poids énorme de l’eau » (p.248). Denise imagine dans L’Heure et l’ombre des reines noyées de retour dans la maison bretonne (« […] chuintements de robes traînées par des reines noyées, sorties à grand-peine de leur marécage […] » (p.50). Bien sûr, le narrateur de Paradis noirs est obsédé par le souvenir de Laure, la petite fille noyée sur une plage d’enfance et qui s’invite fugitivement dans le réel, des années après, derrière la vitre d’un métro bondé, au tout début du livre. Laure sera toujours aux côtés du narrateur, jusque dans le grand âge, jusque dans l’ultime page du roman : la noyée le visite notamment dans un rêve étrange, où, éternellement ruisselante, elle se presse contre lui dans une maison inondée et c’est la seule et très simple « tristesse d’être mort » (p.223) qui se lit sur son visage trempé. Sans doute est-il alors temps d’aller visiter les « pauvres morts », de porter quelques fleurs à la vieille servante.

Le voyage dans le temps

Si le passé s’immisce par les interstices du réel, comme l’humidité suinte des fissures, le mouvement peut être inverse et l’accès aux contrées perdues paraît également donné par le voyage, souvent nocturne, qui prend presque la forme d’une remontée concrète du temps, bien plus même qu’un simple retour sur les lieux du souvenir. Ces voyages, en train ou en voiture, effectués le temps d’une nuit, évoquent le fiacre de Sylvie qui mène le narrateur vers son Valois natal. Le narrateur de Paradis noirs prend nuitamment le train du rêve qui le mène aux « habitants du passé » (p.114) : le passé est un pays accessible par des lignes secrètes de chemin de fer. On retrouve la même comparaison dans le voyage initial vers Logres au début de Festins secrets : « S’agit-il d’une illusion ou leurs vêtements sont-ils à chaque fois plus pauvres, plus démodés, comme si, en s’avançant vers Logres, le convoi remontait le temps ? » (p.15).Si le voyage onirique vers le passé ne s’avère pas décevant, le retour sur les lieux du souvenir ne recèle que la désillusion, conformément aux espoirs déçus du narrateur de Sylvie. Saurat, après la mort de sa mère, marche dans les rues de sa ville d’enfance comme « dans un rêve oublié », où « Les façades sont vides, l’espace est creux, plus d’épaisseur et plus de mystère » (p.289). Pire encore que la vacuité, le narrateur de L’Heure et l’ombre découvre en retrouvant la maison obsédante de Saint-Savin une forme de profanation : l’ancienne demeure de Sylvie est dorénavant habitée par d’épouvantables représentants du monde moderne, hostiles et effroyablement stupides. Les tentatives pour rallier les terres sacrées du souvenir semblent sans espoir. Le passé, comme l’écrit en effet Proust à propos du narrateur de Sylvie, « existe au moins autant dans son cœur que sur la carte » : le monde d’avant est un monde disparu.

Le monde disparu

On l’a vu, les personnages de Pierre Jourde, surtout dans L’Heure et l’ombre et Paradis noirs, semblent prisonniers de leur passé et explorent sans fin leur mémoire. Cette obsession individuelle paraît s’accompagner de manière plus générale d’un attachement pour le monde défunt des anciens, un monde où les choses sentaient, pesaient encore, où le simulacre n’avait pas encore commencé sa conquête. Dans un extrait de Pays perdu, Pierre Jourde exprime en partie ce lien ou plutôt cette appartenance irrécusable à un passé révolu. Le vieux monde est ici celui de la paysannerie d’Auvergne propre aux souvenirs de l’auteur mais les fictions de Jourde sont également pénétrées par les images d’un temps dont les racines étaient quasi-immémoriales : le temps des mains abîmées par les travaux, des lapins écorchés, des cuisines noires, des odeurs et des saveurs fortes, le temps où l’ombre avait encore sa place – ombre dense et palpable, ombre de conte. Ce sont les maisons des grand-tantes et de l’arrière-grand-mère de François qui traduisent le mieux cette survivance du passé et ces demeures obscures constituent d’ailleurs les « paradis noirs » où ce personnage passa une enfance anachronique, hors du temps, hors du monde, et dont il ne sortira jamais réellement. Pierre Jourde décrit la rue des grands-tantes, la rue Duprat, comme un morceau de passé qui se meurt lentement, îlot d’habitat populaire qui existait encore dans les centres-villes, peuplé de vieux qui avaient « exercé des métiers qui n’existent plus. » (p.287). L’envers négatif des maisons d’ombres des anciens est l’institution et « ses pierres humides et noires qui secrétaient toujours de l’eau, de l’ombre, et on ne savait quoi d’autre qui tourmentait. » (p.33) Le passé est loin d’être une simple terre d’utopie et le tableau des mœurs adolescentes au collège de Paradis noirs, le très grand poids de culpabilité charrié par certains souvenirs interdisent de n’y voir que le cocon nocturne d’un monde rassurant – tel François qui devra éternellement affronter « le regard du crapaud »(p.173) massacré un jour d’enfance avec un bâton. On peut se blottir dans l’ombre du passé, mais on peut aussi y découvrir des gueules de monstres.

Figures mythologiques de l’aïeule

Sur les décombres du monde révolu règne une figure située aux confluents du conte et de la mythologie – un peu Lare, un peu fée, gardienne du culte des morts, protectrice du feu et pourvoyeuse de viandes mystérieuses – la figure des aïeux, et plus particulièrement de l’aïeule, qu’on retrouve sous les traits des grands-tantes de François, de la vieille servante dans Paradis noirs, de la grand-mère de Sylvie ou des arrière-grands-parents du narrateur dans L’Heure et l’ombre. Ces derniers paraissent ainsi posséder un rapport aux choses plus fort, rien de ce qui touche au bois, au métal ou à la viande ne leur est étranger : « Ils calmaient la vieille douleur de la pierre, le chagrin des entrecôtes comme s’ils étaient les aïeux du monde. » (p.88). Les très vieilles femmes chez Jourde, « vieilles comme le temps » (Paradis noirs, p.68) accèdent au statut de divinités étranges, telle la grand-mère de Sylvie dans L’Heure et l’ombre, « bonne fée des contes d’autrefois, sous l’apparence d’une minuscule vieille femme recroquevillée, vêtue d’une robe-tablier noire à fleurs violettes […] » (p.233), dont la maison biscornue, obscure, contient une quasi-impossible « intrication d’espaces »et sent « l’ail, la sauvagine, la suie, le feu ». Décor de conte, en effet, dans lequel la vieille femme accueille le narrateur comme s’il lui était connu de toute éternité, éternité dont elle semble familière, tant ses paroles confuses évoquant un roi et des Anglais chassés de France suggèrent vie éternelle (ou folie). Les très vieilles femmes qui entouraient François dans son enfance – les deux grand-tantes et l’arrière-grand-mère – semblent pareillement appartenir à un autre monde, dont elles seraient les gardiennes féériques. François accède auprès d’elles à un « temps stationnaire et vide » (p.72) et les portes même de la mort paraissent s’ouvrir devant lui au contact de ses Parques aimantes : les défunts du cimetière ne sont à ses yeux qu’une autre catégorie de vivants à qui l’on rend visite le dimanche et même les nounours à la guimauve de la boulangère « ressemblent à des gisants, à des statuettes primitives destinées au culte des morts » (p. 66).
Loin d’être des figures inquiétantes liées uniquement à la mort, les très vieilles femmes incarnent plutôt une force vitale et simple, une adhésion à ce qui est, et paraissent appartenir à un monde plus païen que chrétien. Ces divinités en blouse et charentaises habitent une maison d’ombres en communication avec l’au-delà, où le trou des toilettes s’ouvre « comme une déchirure à la surface du monde » (Paradis noirs, p.190) et plonge vers des profondeurs inconnues. Leurs recettes possèdent un pouvoir de métamorphose mystique et font d’un coq glissé dans le vin et les aromates « un dieu mort, comme un pharaon préparé pour un séjour dans l’éternité de leurs entrailles. » (p.189) ou d’un lièvre « confit dans le vin et les épices la momie embaumée d’un pharaon enfant. » (L’Heure et l’ombre, p. 235). S’il s’agit de plats à connotation mortuaire, ils sont l’occasion dans les deux cas d’une fête mémorable, pour le petit François et l’aïeule comme pour le narrateur de L’Heure et l’ombre et la grand-mère de Sylvie : ces vieilles hors d’âge, à la fois avatars d’Isis ou déesses de la nature et de la vie comme Nantosuelte, jouent le rôle d’intercesseur entre les mondes. La dimension mythologique de ces personnages n’exclut par ailleurs aucunement leur ancrage dans une ancienne réalité populaire que Jourde évoque avec tendresse : ce sont les témoins en sursis d’une époque disparue, de métiers oubliés et de coutumes étranges, dont la fragilité d’ombre renforce le pouvoir nostalgique.

Le monde moderne : désenchantement, simulacres et nouveaux fantômes

L’évocation d’un passé obsédant s’accompagne dans chaque roman d’une satire de certains aspects du monde moderne, que synthétise cette citation à nouveau liée aux figures des très vieilles femmes : « Quant aux aïeules des contes, qui accommodaient des substances étranges dans des cuisines noires, elles font du stretching et portent des caleçons moulants. Nous sommes exilés des mythes. » (L’Heure et l’ombre, p.22). L’aspect de la modernité que cible ici Jourde est une forme de désenchantement : les ombres et le silence ont disparu, ne reste que le vacarme et la lumière des néons qui illuminent de leur brutalité électrique les moindres recoins du monde. Bien sûr, il en résulte un aveuglement et un assourdissement – on ne voit et on n’entend littéralement plus rien, car tout brille et tout crie. La profondeur et le mystère ont été chassés, comme la maison de Saint-Savin, lieu de tous les fantasmes et de toutes les rêveries, a été envahie par une matrone hystérique et ses deux jumeaux vicieux et abrutis par un rap indigent. Le désenchantement a pour corollaire le simulacre : si tout part à vau l’eau, il faut fabriquer les conditions nécessaires à l’illusion afin de masquer la dégradation du monde moderne. Le simulacre constitue une énième catégorie de l’irréel qui s’ajoute aux déjà nombreux masques du faux que le lecteur rencontre dans les trois romans.
Le simulacre de l’éducation est analysé dans quelques pages au vitriol de Festins secrets par Zablanski, collègue cynique et atrabilaire de Saurat, qui met à nu les rouages de la catastrophe et les trucages mis en place par le Système afin de masquer la débâcle générale. Les pages sont satiriques, donc caricaturales, mais les saillies de Zablanski s’appuient également sur de très réalistes critiques de l’Education nationale. Décrit comme une machine à produire des chiffres de réussite en hausse exponentielle à la manière des glorieux plans de l’ex-URSS, le Système éducatif français est ici un monstre administratif dont les rapports infinis, produits par une caste de prélats tatillons et diligents, ont pour fonction de recouvrir le réel. La culture est morte, les diplômes ne valent rien, mais le mort-vivant marche toujours, bavant toujours plus de décrets et de notes chantant ses louanges : « En produisant toujours plus d’ombres et de fantômes, [le Système] s’approche de l’Illusion finale : la substitution intégrale des moyens aux fins, des rapports aux actions, des réunions aux choses. La transformation du réel en simulacre. » (p.275).Principaux responsables de l’Illusion, les zélotes de l’ISFP (avatar de l’IUFM-ESPE), sont moqués dans le discours de Zablanski et encore une fois comparés à des cadres du Parti chargés de la rééducation et de l’autocritique, chantres d’un jargon impeccablement obscur aux non-initiés. Le gigantesque bâtiment administratif de l’ISFP, dans lequel Saurat s’égare, est l’image même de l’illusion : intrication de couloirs vides, pièces encombrées de strates de rapports incongrus…  Coulisses de théâtre abandonné, dédale administratif kafkaïen, temple d’une divinité disparue, ce bloc de béton hanté est le chaînon manquant entre l’imaginaire fantastique et le simulacre du monde moderne.
Le simulacre est un stigmate de la modernité qui s’applique chez Jourde à de nombreux domaines. L’art, qu’une rencontre à la bibliothèque dans Paradis noirs lui permet d’évoquer avec des accents proches de Philippe Muray, n’est pas épargné. L’auteur y moque un jargon automatique et creux, ainsi « une manière de faire voler en éclats les limites pour investir les marges » (p.156) - comme tout exemple jargonnant, les termes pourraient très bien s’inverser ici. La référence obligatoire aux marges, à laquelle tous les artistes s’enorgueillissent évidemment d’appartenir, finit de mettre à jour la mascarade de « mutins de Panurge » (Muray) entonnant « le grand air de l’artiste inclassable, rôdant à perpétuité dans ces limites à quoi se résume désormais le territoire de la création. » (p.159). La survie du simulacre demande le consentement de tous les participants, qui feront semblant comme dans un jeu enfantin, plus ou moins consciemment. Le narrateur de Paradis noirs, le professeur d’arts plastiques, les artistes contemporains ou la bibliothécaire décident de ne pas voir, pour reprendre l’expression de Clément Rosset dans l’avant-propos du Réel et son double, condition sine qua non du pacte tacite signé entre les tenants du simulacre.
Jourde consacre quelques pages à la télévision, autre contributrice du simulacre général, dans un passage de Festins secrets où est décrit un jeu des années 90 à l’aide d’un imaginaire infernal sorti d’enluminures de manuscrits médiévaux tel les Très riches heures du Duc de Berry. Spectacle grotesque et coloré, illustration de la misère humaine, répertoire de tares morales en nombre suffisant pour emplir plusieurs bolges de l’enfer de Dante, le jeu met en scène « un homme en rouge » au mufle de « Bête » flanqué d’un « monstre bleuâtre »au milieu « des couleurs violentes, des feux et des lueurs. » (p.174). Une description qui se révèle à la fois très fidèle à son modèle et à une scène infernale. Le Spectacle télévisuel consacre l’adoration du vide et de la bêtise et ses flammes assurent « la consomption du réel ». Encore une fois, le téléspectateur est transformé en « douloureux fantôme » condamné à errer dans des limbes et c’est par le biais de l’ancienne thématique fantastique que le discours critique porte. Une nouvelle catégorie d’ectoplasmes correspond au monde du simulacre, celle des fantômes avilis et vidés de toute substance par la télévision. C’est peut-être une des raisons de la désacralisation des figures du fantastique et de l’imaginaire chez Jourde : les vieux fantômes ont été surclassés par les zombies déversés en quantité industrielle par la grande usine du simulacre.
L'enfer (1416) - Enluminure des Très riches heures du Duc de Berry.

Plus anecdotique mais relevant tout autant de la verve satirique, le thème de l’enfant-roi apparaît au cours des retrouvailles entre le narrateur et Julien dans L’Heure et l’ombre qui ont pour cadre un repas chez une collègue affligée d’un enfant si représentatif des caricatures d’enfant-roi qu’il paraît possédé par le démon (ou échappé d’une émission de télévision consacrée aux cas très spéciaux pour nourrice endurcie). Un des moments cruciaux du roman devient ainsi l’occasion d’un intermède comique aux accents de pamphlet caricatural, tant l’infecte progéniture multiplie les réclamations saugrenues de petit tyran domestique. Ce sont les parents qui sont ici devenus simulacres, tel ce père fantomatique qui se contente d’ânonner avec lassitude le prénom de son rejeton, comme un automate déconnecté du réel. Julien et le narrateur sont aux prises avec leurs démons et fantômes très personnels, et si leur rapport au réel est problématique, il n’est pas de même nature.

Le sillon d’ombre de Nerval

S’il ne fallait retenir qu’une influence, qu’une filiation pour ces trois romans, ce serait sans conteste celle de Gérard de Nerval, dont Pierre Jourde paraît avoir suivi le sillon, non pas doré comme l’écrivit André Breton à la toute fin d’Arcane 17, mais plutôt obscur. Il ne s’agit en effet pas ici d’une possible illumination mystique mais plutôt du cheminement dans les labyrinthes de la mémoire et des obsessions qui finissent par troubler la perception de la réalité. Les narrateurs de L’Heure et l’ombre et de Paradis noirs semblent avoir pris place dans le fiacre qui mène le narrateur de Sylvie vers un territoire du passé, Saurat s’enfonce dans des méandres qui doivent autant à Aurélia qu’à certains poèmes des Chimères.
Portrait de Gérard de Nerval annoté par lui-même. C'est ce portrait qu'André Breton décrit à la toute fin d'Arcane 17. Les mots "Je suis l'autre" évoquent la thématique angoissante du double que l'on retrouve dans Aurélia et Festins secrets.
L’Heure et l’ombre inscrit ouvertement ses pas dans ceux de la nouvelle de Nerval. La figure féminine obsédante qui hante le narrateur se prénomme Sylvie et demeure à ses yeux une chimère inaccessible et idéalisée (très longtemps du moins). A l’instar du narrateur de Sylvie, celui de L’Heure et l’ombre se perd dans les méandres du souvenir et adore une image désincarnée de l’amour quand l’objet de cet amour persiste, lui, à vivre dans le réel. La Sylvie nervalienne épouse ainsi le frère de lait du narrateur, ce « grand frisé » pour lequel il éprouve de la sympathie ; l’autre Sylvie se tourne vers Julien, l’ami du narrateur, qui paraît alors plus apte à habiter la réalité. Mais là où chez Nerval la quête du passé ne peut être qu’une impasse - les lieux chers revus dans le dernier feuillet n’ont « rien gardé de tout ce passé », « les étangs […] étalent en vain leur eau morte » - , le narrateur de L’Heure et l’ombre retrouve dans l’extrême vieillesse son amour de Saint-Savin. Le grand âge semble souvent le seul moyen de se dérober au temps chez Jourde, aussi est-il finalement logique que le fiacre arrive chez lui à destination quand l’emprise du temps se fait plus lâche et que le réel lui-même s’estompe. Les deux scènes jumelles de la visite à l’aïeule - chez la tante de Sylvie dans le village d’Othys, chez Nerval, et chez la grand-mère de Sylvie chez Jourde - mettent en scène un personnage de vieille femme, dont une seule paraît liée au monde féérique. Dans les deux passages, les personnages accèdent à l’étage et découvrent des vêtements surannés, reliques d’un temps ancien. Sylvie et le narrateur nervalien endossent les habits de mariage de la tante et de l’époux disparu : la magie du déguisement n’est cependant que fugitive et le geste mêle charme et cruauté chez Nerval. La tante accède à un peu de son passé mais celle qui a l’air de « la fée des légendes éternellement jeune » (Sylvie, p.52) est seulement Sylvie. Même dans cette scène finalement joyeuse où les chants succèdent aux larmes de la tante, la résurrection du passé apparaît déjà comme un leurre et le lecteur entrevoit la faillite de l’expédition vers le Valois. Le narrateur de L’Heure et l’ombre trouve au contraire apaisement et libération dans les linges du passé, auxquels la grand-mère lui a donné accès en ouvrant une porte presque cachée menant à une pièce secrète, dont l’existence même paraît une énigme architecturale. Par une sorte de grâce féérique, le narrateur a eu accès à l’enfance de Sylvie, il est libéré du fardeau de son amour et du fardeau du passé qui n’a pas été vécu : il va enfin pouvoir vivre. C’est d’ailleurs l’image de l’eau vive à laquelle on s’abreuve – « fontaine du passé » ou « ruisseau de montagne » - qu’emploie Jourde pour illustrer ce moment magique, loin, très loin de l’eau morte nervalienne. Ce passage de L’Heure et l’ombre ainsi que le dénouement apaisé du roman constituent cependant une exception qui éloigne paradoxalement l’ombre de Nerval à l’endroit où son empreinte est la plus sensible.
Peut-être est-ce finalement le personnage de François, dont l’ombre porte sur tout le roman Paradis noirs, qui s’avère le plus nervalien de tous, plus encore que ces narrateurs pourtant eux aussi proches de celui de Sylvie. François est bien sûr obsédé par le passé, à l’instar des narrateurs de Nerval ou de Jourde, mais d’une façon sans doute plus aigüe : si Aurélia a pour thème célèbre « l’épanchement du songe dans la vie réelle », François semble lui confronté à l’épanchement du passé dans la vie réelle, ce qui l’entraîne dans des zones frontalières de la folie, comme le narrateur d’Aurélia, et comme Gérard du reste. Un trop-plein se déverse dans la réalité, un excès de passé qui devient matrice des illusions. Comme on l’a vu, François explique vivre dans un palimpseste (« Tout le passé m’est présent ») où le passé s’infiltre dans le réel, s’invite par surprise au détour d’un visage ou d’un vieux jouet surgi de l’enfance. Comme le songe contamine la vie réelle dans Aurélia, le passé contamine le présent de François, et dans les deux cas le phénomène est quasi-maladif et incontrôlé. François partage avec le narrateur d’Aurélia un autre aspect : le sentiment de la faute, le fardeau de culpabilité charrié par le passé. Un passage d’Aurélia où le narrateur voit en rêve « une femme qui avait pris soin de [sa] jeunesse » s’applique mot pour mot à François : « Cela même me faisait songer amèrement que j’avais négligé d’aller la visiter à ses derniers instants. ». C’est bien le souvenir de l’aïeule, et avec elle de tout un monde, qui lie François à son passé et lui-aussi est taraudé par l’abandon de la vieille femme dans ses vieux jours – Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. François est un personnage de l’entre-deux, des limbes, insaisissable, qui surgit ou disparaît selon des us d’un autre monde ou d’un autre temps et dont le destin paraît mener à un inéluctable engloutissement, à la disparition corps et âme dans la forêt obscure des souvenirs, que nulle vieille lanterne ne pourrait éclairer.

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Trois romans hantés sans fantômes autres que ceux très personnels qui gisent dans les mémoires de chacun ou ceux créés par l’envahissement des simulacres dans le monde moderne, trois romans qui n’invoquent somme toute qu’un des seuls sujets qui vaillent : le temps. Nul étonnement dès lors que le lecteur y perçoive la silhouette de Nerval, lui aussi à la recherche du temps perdu, lui qui arpenta dans Sylvie le chemin obscur de la mémoire.
« Le temps va ramener l'ordre des anciens jours »
Mais « l’édifice immense du souvenir » ne s’impose ici jamais comme une lumineuse cathédrale. C’est une vieille bâtisse qui s’arrache à la vase, un dédale de couloirs dans lequel l’errance n’a pas de fin. Comme le personnage de Festins secrets qui hante infiniment les couloirs d’un ISFP kafkaïen, la mémoire est ici notre labyrinthe et notre cercueil. La mémoire est l’enfeu où nous allons gésir, c’est la maison hantée dont nous sommes les seuls fantômes. Pierre Jourde a construit avec ces trois romans un univers crépusculaire, hanté par les fantômes de la mémoire, perdus dans le labyrinthe du temps. La mémoire y est aussi le moyen d’échapper à un monde à la vulgarité infernale, comme le masque du fantastique posé sur l’époque contemporaine permet d’en moquer un peu la laideur. Il semble se mettre en place un cycle dans l’univers de Jourde : le désenchantement chasse les ombres du passé et le fantastique classique ne peut plus exister dans ce monde ; à l’inverse, les simulacres produisent de modernes fantômes errant dans un enfer réactualisé.
Au début d’Il était une fois en Amérique, Noodles, allongé dans une fumerie d’opium, nous invite à le suivre dans le dédale de ses souvenirs et de ses rêves. Leone dit à propos de ce personnage : « La mémoire l’a leurré, l’Amérique et les dollars n’ont jamais existé, ce n’était qu’un rêve, nous sommes tous des fantômes et nous vivons dans le crépuscule du monde. ». La deuxième partie de cette citation me paraît convenir à l’esprit des trois livres. Pierre Jourde hante le décor gothique de ses lectures passées, un léger sourire aux lèvres, sachant que l’ordre des anciens jours ne reviendra pas et qu’il vaut mieux dès lors se moquer des jours nouveaux et de leur cortège de masques ricanants.





[1] C’est d’ailleurs un autoportrait de Léon Spilliaert qui illustre la couverture de l’édition de Festins secrets chez L’esprit des péninsules (un choix infiniment plus judicieux que le très laid dessin de l’édition de poche). Le personnage du maire de Logres s’appelle également Spilliaert.

[2] « Je sais que l’ombre n’existe plus dans notre monde, c’est un accessoire démodé de romans gothiques. » Paradis noirs – Gallimard, 2009 - p.34.

[3]L’Heure et l’ombre – L’esprit des péninsules, 2006 – p.31.

[4] L’ombre de Nerval est encore présente ici : « J’ai rêvé dans la grotte où nage la sirène ». Le vers est d’ailleurs cité p.442.

[5] L’Heure et l’ombre – L’esprit des péninsules, 2006 – p.18-19. Deux exemples de récits de gare fantôme ou de gare où personne ne descend : La Choucroute de Jean Ray et Sortilèges et métamorphoses d’Algernon Blackwood.

[6] Celui qui chuchotait dans les ténèbres

[7] « Je me souviens de cette nuit où je me souviens de la voix disparue de Chloé […] ». Paradis noirs – Gallimard, 2009 - p.64.

[8] Paradis noirs – Gallimard, 2009 – p. 61.

[9] Paradis noirs - Gallimard, 2009 - p. 68.

[10] Proust, Marcel – Contre Sainte-Beuve.

[11] « Il me semble, lorsque j’y pense, que si, de la tête et de la poitrine, des mains qui frappent sur le clavier de l’ordinateur, glissent la feuille dans le fax, j’appartiens à ce monde aérien, où les informations volent sans cesse, où les richesses ne pèsent pas, mes pieds, mes jambes avancent encore, plus lourdement, dans la substance épaisse d’un autre monde, disparu, avec ses chars à bœufs et son charbon, ses neiges et sa crasse, ses poules et ses petits soldats morts. » Pays perdu – Pocket, 2005 – p. 93-94.

[12] Cet aspect échoit plutôt au personnage de la « bonne babélique » de Festins secrets, très vieille servante quasi-fantomatique au langage incompréhensible. C’est le revers sombre et dégradé des autres figures plus lumineuses. A l’inverse des autres aïeules, elle prépare ainsi des viandes de cauchemar à l’odeur cadavérique, dont les « fragments noirs » baignent dans une « sauce mucilagineuse » (p.134). Le nom de ce personnage, Olga Hellequin, donné à la fin du roman, le rattache d’ailleurs à l’infernale famille de Festins secrets.

[13] Nerval, Gérard de - Sylvie – Le Livre de poche, 2013 – p.85.

[14] Nerval, Gérard de – Les Filles du feu suivi de Aurélia – Gallimard (Folio), 1993 – p.330.

[15] Nerval, Gérard de – Les Chimères – Delfica.

[16] Frayling, Christopher - Farinelli, Gian Luca – La Révolution Sergio Leone – La Table ronde, 2018 – p.97.